Évidemment, il s’agit d’une parodie de tous ces livres de souvenirs d’ââârtistes qui se complaisent à nââârrer leurs heures de gloâââre. Défiant le temps, les écoles et même les disciplines, le narrateur des Mémoires d’un vieux con est un croisement bouffi d’orgueil entre celui de « J’ai tout lu, tout vu, tout bu » de Dutronc et les trois (quatre ?) personnages de cette réunion entre notables qui, dans un sketch des Monty Python, tourne au concours de qui a survécu à l’enfance la plus difficile (1).
À ce stade, ce n’est même plus la vie de bohème… Mais « l’austérité de ma vie, mon labeur incessant ne tardèrent pas à porter leurs fruits » (p. 65). Mieux : le vieux con a rencontré Al Capone, « il lui a dit la vérité en face, sans trembler ! Et il est encore vivant pour l’écrire ! » (p. 96). Plus loin, ce n’est plus Al Capone, c’est Hitler…
Tous les autres clichés du genre y passent : le name-dropping (voir l’index) ; les petites vacheries : « je fis la connaissance de Picasso. Il ressemblait à ses portraits » (p. 49) ; les révélations scandaleuses sur les confrères : « Tel était l’incroyable secret de Satie : il écrivait en cachette de la musique pornographique ! » (p. 54) ; les fameux courants ou écoles : « Le glissisme était né » (p. 57) ; le talent du touche-à-tout : « On me doit une grande partie de Porgy and Bess, mais je ne voudrais pas passer pour un hâbleur et je préfère laisser le grand public ignorer mon rôle dans le domaine musical. Les arts plastiques me suffisent » (p. 98) ; et même la révélation d’« un homicide » (p. 114)… En bref, « Un homme peut incarner l’histoire. J’ai été cet homme-là pour l’histoire de l’art » (p. 83).
Le narrateur fait pourtant part d’un cynisme qu’on est peu habitué à trouver dans ce genre d’écrits : « Ce qui m’intéressait, dans un portrait, ce n’est pas le visage du modèle, mais le standing de sa situation et, conséquemment, le mérite reconnu au peintre chargé de le représenter » (p. 71). Naturellement, un tel propos finit par porter sa propre négation, involontaire : « J’ai toujours été en avance sur l’avant-garde, alors je devais m’arrêter pour attendre le reste du peloton, et chaque fois il me devançait » (p. 85).
Et finalement, il y a un peu de Topor dans ce personnage. Quand le vieux con déclare « Nous n’avons besoin que d’espace pour nous exprimer. Quand l’espace est vide, nous le remplissons, c’est tout. L’occupation de l’espace est notre vocation fondamentale ! » (p. 27), on peut songer qu’une bonne partie de l’œuvre écrite (Joko fête son anniversaire, par exemple, ou l’Hiver sous la table) et graphique de Topor est précisément construite sur des espaces à combler maladivement.
De même, on trouve çà et là un humour noir typique de Topor : « Les croix gammées qui fleurissaient partout administraient, une fois de plus, la preuve du génie allemand pour le graphisme » (p. 107). Et je ne trouve pas absurde de dire qu’« il ne faut jamais juger les gens sur leur apparence, ni sur le reste. Il faut les juger sur ce qu’ils ne sont pas » (p. 35-36).
Alors quoi ? Ces Mémoires d’un vieux con manqueraient de richesse ? Un peu. C’est surtout qu’au bout de trente pages, on a compris : le volume est surtout extrêmement répétitif, en particulier dans la première moitié. Que ces lignes constituent moins une critique en bonne et due forme qu’une corbeille de citations est sans aucun doute un signe.
(1) Pas moyen de retrouver les références de ce sketch. Je sais qu’un personnage le concluait en disant « Racontez ça aux jeunes de maintenant, ils ne nous croiraient pas ».