[Avis tiré de ma fiche de lecture du livre, d'où le manque de transitions, le caractère descriptif avant tout, etc.]
Gorz débute notamment par un développement s’appuyant sur Weber afin d’évoquer le passage du travail à domicile (paysannerie, tisserands) au travail en usine. Ce passage a été possible par un changement de mentalité, un changement idéologique par lequel la rationalité économique s’est émancipée du reste. Le travail à domicile était beaucoup moins rationalisé et s’appuyait sur une forme traditionnelle de la vie.
Au début de cet essai, il y a un excellent chapitre sur l’utopie du travail chez Marx :
• Évolution de la conception du travail de Marx. Les Manuscrits de 1844 insistent sur l’aliénation du travail par la dépossession du prolétaire des moyens et surtout des fins de son travail (analyse ontologique). Par la suite, Marx retourne dialectiquement sa conception du travail en pensant qu’il faut aller encore plus loin dans la rationalisation et l’efficacité du système productif. La production sera impersonnelle comme celle dans le capitalisme au motif qu’on ne peut revenir à l’atelier pré-capitaliste, en revanche, par un saut qualitatif, le prolétaire aura conscience qu’il participe directement à la production universelle destinée à une humanité globalisée. Le Raison est alors unifiante et unifiée plus que jamais. Cette utopie du système productif a donné des résultats désastreux historiquement.
• Évolution de la conception du communisme et de la fin du capitalisme. D’abord (à l’époque de L’Idéologie Allemande), le communisme adviendra nécessairement car les prolétaires seront toujours plus pauvres et devront se révolter. Par la suite, Marx s’appuiera davantage sur les contradictions du capitalisme pour montrer qu’il est possible (voire nécessaire ?) de le renverser.
Gorz définit le but historique du socialisme comme étant l’harmonisation de l’intérêt immédiat du producteur avec celui de la collectivité dans sa totalité. Or, cela a simplement amené à une division du travail accrue dont le but est en fait déterminé par une instance transcendante (le Parti, par exemple) alors que dans le capitalisme, c’est une instance impersonnelle qui détermine ce même but (le Marché). Pour l’auteur, le but du socialisme est donc à redéfinir. Puisque l’unification par l’économie n’est pas possible, il faut que la société socialiste soit basée sur des principes éthiques et politiques.
Plus loin, l’auteur analyse l’État-providence comme une instance suppléant à la perte d’autonomie des individus qui sont aujourd’hui clientélisés par l’État ; alors qu’anciennement, les solidarités sociales et familiales avaient ce rôle. C’est pourquoi le démantèlement de cet Etat-providence est aussi facile : les sujets liés par l’Etat-providence ne le sont pas directement, il n’y a pas de solidarité sociale directe ni de vision commune de la société entre ces sujets. L’Etat-providence n’est pas venu subvertir l’économie de marché mais est venu remplacer les liens de solidarités qui ont été dissous par celle-ci. Le but de cette forme étatique est d’empêcher que la société soit amenée à une auto-destruction par le biais d’une économie de marché sans aucune forme d’entrave.
Ailleurs, Gorz s’appuie sur les Gundrisse de Marx pour montrer qu’il y a une contradiction insoluble entre une division du travail poussée (nécessaire pour arriver à un certain stade des forces productives) et la maîtrise des travailleurs sur leurs moyens de production. Dans ce cadre, c’est la machine qui domine l’humain, et ce quelque soit le régime de propriété. L’humain s’est libéré de la nature par l’industrialisme, mais désormais c’est l’industrialisme qui domine l’humain.
Il y a un chapitre très pertinent sur l’évolution de l’économie avec la création d’un double marché du travail. Le premier est celui de la stabilité du travail, les compétences y sont élevées et les entreprises mettent avant l’éthique du travail pour conserver ces travailleurs difficilement remplaçables. Le second est celui du travail précaire et dénué de compétences complexes (intérimaires, sous-traitance, etc.), celui-ci sert à absorber les chocs conjoncturels de l’économie. À ce titre, Gorz avertit sur le risque d’avoir des syndicats dirigés par ces travailleurs privilégiés qui sont en proie à l’idéologie du travail alors que tout un pan de la population serait dès lors particulièrement exploitée.
Sur un thème plus abstrait, l’auteur évoque l’apparition de la comptabilité et estime qu’elle a provoqué la fin de l’importance de la catégorie du « suffisant » utilisée par les sujets pour penser leur niveau matériel de vie. À partir de la comptabilisation du monde, le niveau de vie est quantifiable, et par définition le chiffre peut toujours croître, dès lors, il faut toujours davantage augmenter son niveau de vie. Gorz s’appuie alors sur Habermas et explique qu’il y a donc une mathématisation progressive de la pensée, pensée qui se reconnaît alors dans le caractère mathématique de la machine. Il n’y a donc plus de réflexivité, désormais règne une pensée comptable a priori.
André Gorz s’attache également à définir le travail de manière précise. Il montre que ce n’est pas un concept arbitraire, qu’il y a des conditions pour qualifier une activité de travail. Il faut 4 conditions :
• Une valeur d’usage ;
• un échange marchand ;
• qu’il appartienne à la sphère publique ;
• soit mesurable en temps et dont le but est un rendement maximal.
La principale proposition de l’auteur afin de réaliser le socialisme (au sens où la société dominerait enfin l’économie) est de réduire progressivement le temps de travail. André Gorz ajoute la précision qu’il faudrait rendre discontinu le temps de travail selon les personnes, et ce à des échelles différentes (échelle quotidienne, hebdo, mensuelle, annuelle…), ce qui est la seule façon de réduire le temps de travail pour tous. En effet, réduire de manière uniforme le temps de travail de tous et en même temps, et ce à la même échelle (notamment hebdomadaire), cela est tout à fait contre-productif et non libérateur.
En conclusion, on peut dire que nombreux sont les chapitres visionnaires et répondent parfaitement à l'enjeu posé par le titre, à savoir redéfinir la réalité du travail dans le système capitaliste. C'est aussi un livre qui sait tirer les leçons du passé (notamment de l'incarnation du socialisme dans l'Histoire à travers le système soviétique, etc.), et qui le fait sans aucun besoin manifeste de conserver des illusions rassurantes. Il y a aussi des prémisses d'analyses qui se recoupent avec ce qu'on appelle l'école de la Critique de la valeur (Anselm Jappe, Robert Kurz...), ou encore des analyses proches de celles de Jacques Ellul.