Contrairement à ce que le titre de l'ouvrage laissait présager, il n'est pas ici question d'un exposé systématique sur le monachisme médiéval, ni d'une monographie ou d'un essai, mais d'une compilation d'articles rédigés par l'auteur depuis 2001. Ils ont néanmoins en commun l'intérêt porté au fonctionnement de la vie monastique, une vie se voulant en dehors du monde, soumise aux « Règles » et frappées du sceau de l'humilité et de la discipline, même si, nous le verrons, un gouffre sépare parfois l'expérience monastique des injonctions contenues dans les textes normatifs. Jacques Dalarun se lance en fait dans un jeu qui invite à chercher au fond du cloître ce qui, d'une manière ou d'une autre, dialogue avec le contemporain, à repérer dans la roche de son monde ces cristaux épars qui sont autant de signatures de l'ancien monde des réguliers.
Tâtonnant dans les brumes littéraires des histoires de scriptorium, les mains expertes du latiniste chevronné saisissent dans les Historiae de Raoul Glaber un diable ensommeillé, lieu commun de ces temps de millénaire dont la littérature religieuse foisonne. C'est justement aux « lieux » que l'auteur s'intéresse, les lieux qui ont toutes les faveurs de l'apparition démoniaque, et qui sont sans surprise les foyers hérétiques et les monastères. C'est par le miracle qu'y surgit le diable, semant le ferment d'une erreur qui, selon la force ou la faiblesse du jugement de sa victime, lèvera le champ d'une damnation à géométrie variable. Ainsi de Leutard, laïc de Châlons, qu'un essaim d'abeilles pénètre par les flancs, et qui répand l'erreur dualiste sous la poussée d'une fausse révélation. À sa suite, Vilgard le grammairien de Ravenne, infus de philosophie païenne, la possédée d'Orléans, celle de Monforte, et Raoul lui-même qu'un homoncule hideux et maigre guette au pied de sa paillasse dans le dortoir collectif. Ce que l'auteur relève de remarquable dans ces évocations, c'est la très faible portée de l'action démoniaque, qui ne se substitue jamais complètement au jugement et au libre-arbitre des hommes ; ne rompt jamais leur capacité à les exercer en pleine indépendance, à bon ou mauvais escient. Raison pour laquelle Jacques Dalarun affilie volontiers les Historiae de Raoul Glaber à la tradition du Deutéronome, « qui perçoit les esprits du mal comme des agents de Dieu, autorisés par lui à tenter les hommes ». C'est là que sourd en filigranes un manifeste authentique de l'esprit critique, une histoire d'hommes « que Dieu a voulu libres d'assurer leur salut dans la responsabilité individuelle ». Le diable charrie des dilemmes mais point d'actes, il est au ban des destinées humaines.
Mais l'auteur quitte rapidement les bibliothèques monastiques de France pour les Abruzzes du XIIe siècle, où Bérard nous attend à la croisée des chemins. Cet évêque des Marses, tiraillé entre le népotisme de son lignage et les débuts de la Réforme Grégorienne est un de ces pivots isolés permettant d'éclairer le passage d'une ère à l'autre. Issu d'une lignée de comtes locaux qu'une tradition familiale promet à l'épiscopat, il gagne néanmoins à l'école du chapitre cathédral des Marses et celle du Mont-Cassin, berceau de la Règle bénédictine, l'esprit de réforme que Grégoire VII a naguère initié et que Pascal II et ses successeurs inscriront aux missions de leur pontificat. S'échinant sans succès à reconstituer l'unité de son diocèse, il se heurtera sa vie durant à l'âpre résistance des puissances laïques, qui lui disputent, comme il est de coutume en ces temps de vile simonie, les dîmes, les élections de sépultures et forces privilèges revenant de droit au clergé séculier. Il faudra sa mort, sa canonisation et l'édification de sa Vita par de fidèles zélateurs pour appuyer efficacement cette tentative de reconquête et de rationalisation du temporel des églises. Son cas permet ainsi de mesurer le rôle qu'ont pu jouer les monastères dans la propagation d'idées nouvelles au sein des territoires ecclésiastiques.
Dans ce bouillon de culture nouvelle jutement, Jacques Dalarun fait un sort particulier au monachisme féminin, qu'une historiographie récente éclaire d'un jour nouveau. Loin d'être un simple pendant du modèle monastique dominant, il a ses caractères propres, son originalité fonctionnelle. On retiendra surtout - car ces conclusions ne vont pas de soi - qu'il est une autre expression du « combat masculin pour le dominium sur les femmes ». Refuge donné aux veuves ou aux jeunes vierges souhaitant se garder du rapt qui les institue dans les liens brutaux du mariage carolingien, le monastère est pour celles qui l'intègrent, aristocrates ou filles du peuple, un lieu d'immunité autant que de dévouement à l'Opus Dei. Radegonde fondant à Poitiers le monastère Sainte-Croix, ne fait ainsi qu'échapper à la férule de l'indésirable Clothaire. Pour autant la clôture n'est bien souvent que le passage d'un joug à un autre, en l'occurrence celui des clercs, dont les moniales ne peuvent se passer complètement ne serait-ce que pour assurer l'office liturgique, le sacerdoce leur étant rigoureusement interdit. Se servant d'une partie souvent négligée de la Correspondance d'Abélard et Héloïse, Jacques Dalarun nous donne à voir le prestige et la considération que ce type d'organisation régulière était pourtant capable de susciter, mais nous avertit aussitôt sur le revers qu'il implique à propos de la vision médiévale des femmes. Leur virginité surtout est d'autant plus considérée, admirée et vénérée qu'elle dérive d'un état que tout incline au vice, ou comme l'écrit Pierre Abélard lui-même, « dans la mesure où le sexe des femmes est plus faible, leur vertu est d'autant plus agréable à Dieu et plus parfaite ». Saintes et prostituées cheminent ainsi main dans la main sur les voies des mentalités anciennes... Nous saurons gré à Héloïse de n'avoir jamais appliqué la Règle dont Abélard voulut flanquer le Paraclet.
Reste que les monastères féminins ont essaimé, et l'abbaye de Fontevraud en est une des grandes illustrations, quoique fondation mixte. L'occasion pour l'auteur de nous transporter du laboratoire des moines à celui des historiens via l'archéologie documentaire. À travers un corpus de six manuscrits des statuts de l'abbaye, il sera question, par une reconstitution chronologique de leur rédaction, de retrouver le propositum originel de Robert d'Arbrissel, fondateur du lieu et de sa Règle. Ici la lecture devient plus ardue, et butte sur de nombreuses pierres d'achoppement, nous sommes au cœur des compétences spécifiques du médiéviste. Quaternions, bifeuillets, foliotation, hastes, réglure, contregardes sont autant d'éléments d'une véritable roncière lexicale où le lecteur profane sera forcé de batailler pour se frayer un chemin. Et il n'en sortira que pour mieux y replonger avec les statuts du Paraclet d'Abélard. Cette étude des textes normatifs et de leur élaboration permettra néanmoins de comprendre que les monastères féminins, malgré leur vocation « anti-mondaine » - comme du reste toute clôture monastique - ne font pas une économie absolue d’interactions variées avec le clergé séculier. C'est particulièrement vrai pour le Paraclet, dont Jacques Dalarun suppose que l'abbesse Ermengarde dans les années 1230, pour mener à bien une réforme de l'institution, avait fait appel aux talents de compilateur de Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris. Cet épisode témoigne d'une volonté séculière d'encadrement du monde régulier, qui ne se dément point avec les monastères masculins et les Ordres Mendiants nés au XIIIe siècle. C'est d'ailleurs l'objet du dernier chapitre du livre. S'appuyant sur la Constitution 13 du Concile de Latran IV, prohibant désormais la rédaction de nouvelles Règles, l'auteur démontre que la papauté, loin de mettre un terme à l'épanouissement d'ordres nouveaux - ce que le XIIIe siècle dément dans les faits - s'est en réalité octroyé un droit de contrôle sur le monde monastique, le but étant comme l'écrit l'auteur « de se réserver les clés de la dérogation ». Ainsi de l'ordre de Saint-François en 1223, de la communauté de Claire d'Assise en 1253, ou de la Règle de Longchamp concédée à Isabelle de France en 1259, que les papes successifs ont validé comme autant d'exceptions au principe de Latran IV.
Mais qu'aurait à nous raconter l'auteur sur la « modernité » prétendue des moines s'il n'abordait à un moment la question de l'élection abbatiale ? C'est en réalité sur ce point, et sur ce point seulement, que le sous-titre de l'ouvrage trouve une véritable résonance. Le principe du suffrage plonge ses racines dans la Règle de Saint Benoît, et les monastères qui l'adoptèrent furent en effet un « laboratoire du processus électif ». En cela, ils furent aussi des lieux où s'élaborèrent des formes médiévales de démocratie. Toutefois la démocratie monastique ne procède pas d'une souveraineté de l'ensemble de ses membres comme corps, mais d'un « rapport pastoral qui joue de l'inversion du haut et du bas », autrement dit d'un renversement des valeurs qui se réfère explicitement aux Évangiles, en vertu desquels les derniers seront les premiers. Ainsi l'abbé, le supérieur, la tête de la communauté, est-il élu par les membres inférieurs du corps monastique. Toutefois le suffrage ne fut pas pratiqué de manière uniforme dans le temps et dans l'espace, ce que Jacques Dalarun ne manque pas de nous rappeler à travers des exemples concrets (Cluny, Cîteaux, la Chartreuse, Grandmont et Saint-Victor de Paris en l'occurrence), puis l'étude particulière des franciscains et des dominicains, dont les structures en chapitres provinciaux et généraux sont un modèle d'organisation centralisée. On y découvre des pratiques démocratiques fort imparfaites certes, mais les nôtres le sont-elles vraiment ? À cette question l'auteur fait un pas de côté : « la démocratie est toujours à inventer, elle est toujours originelle et ne peut être qu'endogène, en dépit des influences et des pressions qui prétendent peser sur son éclosion ». Qu'à cela ne tienne.