Une fois de plus, je me trouve assez déconcerté, un peu fébrile, après la lecture de Nietzsche, que je ne connais finalement qu'assez peu. Est-ce que cela tient à la philosophie en soi, dont je ne suis guère familier ? Fort probable, si l'auteur ne se permettait encore de tremper son encre dans le pamphlet et la harangue, ce qui – faut-il le préciser – n'aide pas toujours à voir clair dans sa pensée. Le pur esthète, en revanche, y trouve sa pâture et je reconnais volontiers prendre un plaisir coupable et gratuit à ce ton virulent et sarcastique, dont la saveur voisine avec le fiel délicat d'un Charles Péguy ou d'un Léon Bloy, pour différents qu'il sont de l'ombrageux penseur allemand.
Mais tout en écrivant ce mot de « philosophie », une pénible impression de contresens me laisse comme en suspens. C'est que Nietzsche met une telle vigueur à se démarquer de l'intelligentsia de son époque que l'on répugne instamment à le ranger dans telle ou telle catégorie. « Antimoderne » siérait-il mieux à sa sensibilité ? Peut-être. Je laisse à d'autres le soin d'en juger. Reste qu'il se préoccupe ici d'histoire, ce qui m'intéresse au premier chef, et c'est peu dire que les considérations d'un philologue de formation classique sur une science en pleine affirmation, en ce XIXe siècle finissant, a quelque chose d'incongru, de décalé, d'original pour qui aime se préoccuper d'historiographie en général. Sa position, justement, est celle d'une hostilité franche envers l'histoire dans ses formes les plus contemporaines, celles d'une discipline qui se pense comme science, ou plutôt comme chose de science et chose de savants. Prise dans l'étau d'une élite intellectuelle qui la revendique comme son bien exclusif, elle devient pour l'auteur cause ou conséquence d'un dessèchement de l'âme allemande, de son déracinement, une décadence à marche forcée de la race pour emprunter un vocable peu ragoûtant, et des raccourcis expéditifs... mais l'idée est tout de même celle-là dans les grandes lignes.
Ce qui est justement intéressant, au moment où Nietzsche rédige ses Considérations intempestives (1874), c'est que l'histoire est – avec la jeune sociologie – véritablement science-maîtresse, à l'apogée de sa gloire, dans une Allemagne-Prusse en plein bouillonnement intellectuel, se bâtissant elle-même comme État souverain avec l'engagement actif de ses historiens. C'est l'Allemagne éclatante d'avant le naufrage, celle des Théodor Mommsen et des Heinrich von Sybel, des Karl Lamprecht et de la Kulturgeschichte à son premier stade, de l'histoire totale, universelle et scientifique, machine pleine déjà de tous ses ouvriers spécialistes, convoquant comme autant de légions armées sous sa bannière, la psychologie, l'économie, l'archéologie, l'ethnologie, bref le positivisme à rayonnement large, qui emporte avec lui le concours de toutes les nations européennes, de toutes les républiques savantes, un jeu à quatre cents mains dont Nietzsche demeure étranger, en marge, presque – j'ose le dire – en hébétude. Ce spectacle bruyant consume littéralement sa conscience profane, réveille l'inquiétude enfouie, que d'autres ont éprouvé avant lui, d'un savoir hypertrophié et chaotique, jaillissant de toute part et en tout sens, dans des proportions gargantuesques et malsaines, à la portée des grands comme du vulgaire, qui se corrompt lui-même dans sa profusion et son objectivisme forcené. « L'homme moderne, en fin de compte, traîne avec lui une énorme masse de cailloux, les cailloux de l'indigeste savoir qui, à l'occasion, font entendre dans son ventre un bruit sourd (,,,), un savoir absorbé immodérément et sans qu'on y soit poussé par la faim, absorbé même à l'encontre du besoin ».
C'est encore, dans son prolongement, l'anxiété des humanistes du XVIe siècle – et à plus forte raison la nôtre – devant une information incontrôlable et incessante, qui, sous couvert d'une lutte contre la perte et l'oubli, ont multiplié les efforts de collection, de synthèses encyclopédiques, de florilèges et de recueils, une prolifération d'écrits qui n'a fait qu'aggraver le mal, nourri la bête abominable d'un savoir anarchique et indomptable. Un désordre de discours et de livres que l'Humanisme entendait conjurer par le rêve d'une Bibliothèque Universelle, mais qui n'a fait qu'ouvrir les gouffres où viennent désormais s'abîmer toutes les civilisations et toutes les cultures. Nous ne saurions évidemment rejoindre l'auteur en ce combat-là, perdu d'autant plus aujourd'hui qu'il l'était déjà au XIXe siècle, et conscients du reste, que les remèdes proposés n'en sont pas réellement. Nietzsche voit encore l'histoire comme une mémoire collective parée d'aura sacrée, chant poussé à l'unisson sous la baguette des héros et des martyrs, et dont les fonctions se résument à garder fortes et vives les traditions et les destinées naturelles d'un peuple rêvé et fantasmé. Elle est pour lui ferment et guide d'une nature élevée, à la portée seulement de génies exceptionnels – « la parole du passé est toujours parole d'oracle » – et non le jouet de vaines curiosités, celles des savants de peu d'envergure, confits dans les graisses d'un faux-savoir bureaucratisé, coupés de l'action et du présent. On mesure par là toute la séduction qu'un tel discours a pu exercer, et exerce effectivement, sur l'extrême-droite aujourd'hui – si je puis la nommer ainsi – et tous les dégâts qu'elle pourrait causer si elle ne comptait dans ses rangs que les hordes de perdreaux analphabètes et frénétiques que l'époque jette avec un contentement sordide sur tous les plateaux et toutes les tribunes politiques. Mais je m'égare...
Ce qui me plaît finalement dans ce court essai, ce sont les formes dans lesquelles Nietzsche pose la question des finalités de l'historien, des buts et visées d'un récit qui, il est vrai à son époque, porte en lui-même une déification excessive du fait et de l’événement. Il châtie dans l'esprit de ses contemporains cette tendance à se satisfaire vainement du savoir pour le savoir, que rien ne dirige vraiment sinon une volonté inconsciente d'autodestruction, et qui porte en lui, plus que les germes d'un épanouissement individuel, ceux d'un abêtissement généralisé : « Voilà le sens historique ! À parler franc, la masse des matières de connaissance qui nous arrivent de toute part est si formidable, tant d'éléments inassimilables, exotiques, se poussent violemment, irrésistiblement, tassés en hideux monceaux, pour trouver accès dans une jeune âme, que celle-ci n'a d'autre ressource pour se défendre de cette invasion, qu'une hébétude volontaire ». Au fil de cette lecture, j'ai bien souvent pensé à certains personnages d'intellectuels des romans de Thomas Mann (La Montagne Magique ou Altesse Royale), que l'obsession pour les sciences et les sagesses antiques ont trop écarté des passions humaines les plus banales et les plus réjouissantes. C'est ce savoir excessif selon Nietzsche, sans direction ni autre but qu'une reproduction consanguine, qui fut pour eux une maladie de l'existence. Malgré toutes mes réserves sur l'auteur, j'ai tendance à penser non sans quelque angoisse, qu'il avait là-dessus parfaitement raison. Pour le reste, je saute d'un pas hors de son salon, m'y sentant trop encore comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.