Fin des années 1990. Les quartiers populaires de la Herse, de la Fosse aux Loups et des Courées rouges vivent sous tension, s’enflammant la nuit tombée malgré une lourde présence policière. Misère, ghettoïsation et nihilisme président à ce naufrage. Un refrain connu pour qui a suivi les émeutes de 2005, à la différence notable qu’il s’agit ici d’un roman écrit en 1997. Prof dans un collège, Laurent Sandre assiste à cette insurrection qui vient, installé pour ainsi dire aux premières loges. La trentaine bien sonnée, l’homme n’a pas vraiment choisi d’être le témoin de ces événements. Pourtant, le spectacle ne l’étonne pas. À ses yeux, les échauffourées ne représentent que le stade final d’un interminable collapsus entamé aux débuts des années 1980, à l’époque de sa jeunesse étudiante.
Indifférent, désabusé, les sens anesthésiés par l’alcool et les médicaments, il observe et ne nourrit aucune illusion quant aux vainqueurs de cet affrontement. Les jeux sont faits. Point de martingale miraculeuse pour toucher un éventuel jackpot social. De toute manière, Laurent ne verra pas le dénouement de cette crise de régime car, il en est persuadé, ses jours sont comptés. À un moment indéterminé de l’avenir, on viendra le chercher pour solder la dette qu’il a contracté dans une vie antérieure. Un lourd passif hantant ses nuits sans sommeil et qu’il tente de juguler à grand renfort de substances chimiques. En attendant, il affecte de croire qu’il peut encore aimer une dernière fois. Jouir du peu de temps qui lui reste et, qui sait, peut-être même échapper au sort funeste que lui réserve Becker. Sortir de la torpeur mortifère dans laquelle il vivote et peut-être même envisager l’avenir…
Premier roman noir de l’auteur, Monnaie bleue semble se couler dans les codes du néo-polar à la Manchette. Une impression trompeuse puisque Jérôme Leroy oriente son récit dans une direction rappelant davantage les romans de Frédéric Fajardie, écrivain avec lequel il s’est lié par la suite. Tout Jérôme Leroy est déjà présent dans Monnaie Bleue. Une esthétique romantique assez fleur bleue. Un contexte de guerre sociale latente faisant le lit des polices parallèles et propice aux aventures autoritaires. Beaucoup de vécu personnel : le personnage de Laurent Sandre empruntant en effet de nombreux éléments à la vie de Jérôme Leroy lui-même (une jeunesse étudiante rouennaise, les mêmes références littéraires, un goût certain pour les belles femmes indépendantes, l’enseignement en zone sensible). Un talent pour faire monter la tension, instiller un climat de terreur politique. Sur ce point la scène d’arrestations en masse est glaçante de réalisme. Quelque chose qui n’est pas sans évoquer la répression chilienne. Sans oublier le plus important : une vision très pessimiste de l’histoire politique française se fondant sur l’idée de décadence. En effet, Jérôme Leroy estime, qu’à l’instar de la République romaine, l’État républicain français est gangrené par la corruption et le vice, prêt à basculer dans l’autoritarisme avec la bénédiction des médias. C’est cette vision qu’il met en scène dans Monnaie bleue, agrémentant celle-ci d’une légère touche de romance sentimentale.
D’aucuns jugeront cette vision des choses trop noire, trop caricaturale, trop idéologique. De fait, Monnaie bleue sert la thèse de l’auteur. Que l’on adhère ou non à celle-ci, reconnaissons au moins à Jérôme Leroy le mérite de la tenir jusqu’à son dénouement logique, nous épargnant ainsi un happy-end mollasson.
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