Chevaux de guerre

Un roman très flaubertien, dans le fond comme dans la forme, à commencer du point de vue de l’écoulement du temps dans cet îlot comme coupé du temps qu’est Mont-Dragon, lieu-dit minéral engoncé au milieu de mystérieuses forêts aux tonalités fantastiques. Le récit prend place durant la Seconde Guerre Mondiale, en zone libre, dans le Limousin. Dormond, un homme passé maître dans l’art de gérer les chevaux, est engagé au sein d’une famille de notables locaux, les Boismênil, afin de faire fructifier leur élevage équestre.

La personnalité de Dormond, homme taciturne, fier et très sûr de lui, va entrer en collision et bientôt en conflit avec le reste de la maisonnée, et notamment ses membres féminins. Leurs vies vont être perturbées par cet individu à la corpulence massive, à l’esprit étrange et pourtant capable de dresser à sa guise les chevaux les plus agressifs avec une aisance déconcertante.

Mont-Dragon déroule au fil de son récit une intrigue d’une grande qualité narrative, aidée par le style pur et soyeux de Robert Margerit. Si ce style ne s’autorise pas encore les belles envolées lyriques du Château des Bois-Noirs, il n’en reste pas moins somptueux et capable d’évoquer sans lourdeur les fastes naturels de la campagne qui sert de cadre au roman. Comme dans le Château, les profils psychologiques des personnages sont savamment dépeints ; et leurs tourments intérieurs, décrits avec une verve de toute beauté. L’emploi récurrent d’ellipses permet d’épaissir le voile de mystère entourant certains événements, participant ainsi d’un suspense bien jaugé.

Même si la structure du récit n’est pas aussi fluide et parfaite que celle du Château (qui reste pour moi une référence dans l’œuvre de Margerit, que je découvre à peine), elle n’en demeure pas moins suffisamment brouillée et imprévisible pour maintenir tout du long un attrait certain. L’auteur n’a pas son pareil afin de décrire les arcanes d’un monde paysan pas encore totalement « exposé » par l’ubiquité de la modernité du XXe siècle.

Comme si avec la guerre, temps du secret, de l’inconnu et des trahisons, la campagne retrouvait son rôle ancestral de refuge pour les passions les plus déviantes, voire sordides ; un temps de renversement des valeurs aussi, en tout point contraire avec l’immuabilité supposée de ce cadre rustique et austère.

Se laisse alors apercevoir tout un univers de symboles, d’approbations tacites et de mutismes mécaniques destinés à laisser bien à distance « l’étranger » un peu trop curieux, un peu trop prompt à dérégler les coutumes éprouvées par les siècles. Tel un corps qui réagit à un agent pathologique venu de l’extérieur, la communauté de Mont-Dragon s’ébroue, focalise et nullifie l’élément perturbateur ou jugé comme tel. C’est en d’autres termes, entre les murs de la vieille bâtisse familiale, le long des sentiers rebattus par les sabots des chevaux, ou au fond des bosquets hantés, le vieux combat entre monde des villes et monde des campagnes qui se rejoue imperturbablement ici.