Probablement le meilleur recueil de Léa Silhol, Musiques de la Frontière est également l’une des plus belles œuvres de Fantasy urbaine francophone. En nous entraînant dans un futur proche où les Fays, êtres dotés de pouvoirs magiques, naissent parmi les humains, les nouvelles de Musiques de la Frontière rapprochent la Fantasy urbaine de la Science-fiction et de ses problématiques liées à la figure du mutant et de l’Autre. À l’instar des mutants, les Fays ne sont pas des êtres venus d’ailleurs : ils naissent autre au sein même de l’espèce humaine, et, en raison de leur différence, ils sont rejetés, traqués, enfermés. Les jeunes Fays, assimilés à des changelings par leurs parents, sont parqués dans des Centres qui ne sont pas sans évoquer les camps nazis. Seul espoir pour eux, pour vivre libres : rejoindre Frontier, la ville fay, (re)découverte par Shade.
En choisissant de baptiser cette ville utopique, objet de tous les espoirs, Frontier, Léa Silhol s’empare du mythe américain de la Frontière, cette limite qui séparait, au temps de la Conquête de l’Ouest, les espaces civilisés et colonisés par l’homme blanc des espaces sauvages, territoires des tribus amérindiennes, où régnait encore la nature indomptée. Tout comme la Frontière mythique, la ville des Fays se situe à l’Ouest, aux limites du monde des hommes. Lieu du passage et du franchissement accessible uniquement aux Fays et à quelques élus, Frontier (de son véritable nom, Seuil) est un territoire qui échappe au contrôle et aux lois humaines, un lieu préservé où l’idéal de la cité-jardin prend corps comme il ne l’a jamais fait. Cette utopie féerique constitue le Graal vers lequel tous les Fays convergent, chacun étant amené à partir en quête de Seuil afin de réaliser pleinement son potentiel.
Comme souvent, Léa Silhol met en scène des personnages évoluant dans les marges de la société, farouchement attachés à leur liberté et qui refusent de se soumettre aux codes établis par d’autres (ici, les humains, aussi appelés regs pour regulars). De plus, à travers les douze récits qui composent ce volume, elle met en évidence le ressentiment des parias à l’égard de ceux qui les ont rejetées. Ainsi que le montre l’exemple de Jay, le pardon n’est pas toujours possible, la haine appelle la haine et certaines blessures ne se referment jamais, même une fois atteint la sécurité de Frontier. Pas d’angélisme ici donc pour dépeindre les Fays, que le statut de parias ne rend ni meilleurs ni pires. Les personnages n’en apparaissent que plus vrais, renforçant la crédibilité des récits.
Seul regret, une fois le livre refermé : la certitude que l’histoire de Frontier ne fait que commencer et que nous n’en connaîtrons peut-être jamais la suite.