Il faut être fou pour lire Naissance. Non pas parce que c’est un « pavé » (1 427 pages dans mon édition de poche, même pas peur), mais parce que c’est Naissance, et que Naissance, c’est Yann Moix. Sacrifier le temps de lecture d’autant de pages dans un monde qui contient l’œuvre d’Hugo, de Dostoïevski, de Proust, etc. relève sans aucun doute de la folie, de l’inconscience. « Mais pourquoi vous continuez à le lire, si c’est si mauvais ? Vous perdez votre temps ! », s’est exclamée (à juste titre) ma professeure de littérature lors d’une discussion. J’ai effectivement perdu mon temps ; autant de minutes, d’heures nécessaires à la lecture de 1 427 pages – selon mes calculs, environ 35 heures, à raison d’une quarantaine de pages par heure (je suis un lecteur assez lent). Je crois qu’il ne faut lire ce livre qu’à condition d’être jeune et en bonne santé ; on doit espérer une longue existence pour s’autoriser la soustraction d’autant de temps. Il est certain que si j’apprenais qu’il ne me restait que quelques mois, semaines à vivre, je lirais autre chose. Naissance n’est pas un livre qui relève de l’urgence. La littérature est trop vaste pour lire ce roman.
Présentons-le d’abord, cet affreux bouquin : plus d’un millier de pages donc (ce qui suppose une grosseur et une lourdeur conséquentes) divisées en dix épaisses parties, dont la seule utilité est de pouvoir compter combien il en reste avant la fin, inatteignable, du livre : « Soleil brutal » - « Calcium » - « Une surprise » - « Le juif de la famille » - « Alain Fournier » (plus que 5 !) - « Fils » - sans oublier « Conlon Nancarrow » - « Oh Marc-Astolphe » mais encore « Frantz-André Burguet » et, enfin : « La conversion ». Comme je l’ai dit ci-dessus : à part les compter, ces parties n’ont pas réellement d’intérêt, et leur intitulé n’est là que pour faire joli (dans « Alain Fournier » par exemple, il est brièvement question de l’auteur éponyme, mais rien qui ne semble justifier un tel choix de titre). Dans Naissance, contre toute attente, il est question d’une naissance, ou plutôt deux : celle(s) de Yann Moix, toujours lui. Ce dernier, en ses dix parties, tient à distinguer la naissance naturelle, biologique, de la naissance spirituelle, intellectuelle, culturelle, etc. Tout au long du bouquin sont dressés les personnages du père et de la mère, odieux, battant leur fils Yann, l’insultant, l’humiliant – transposition littéraire de l’enfance de l’auteur. Pour ceux qui ont la flemme d’aller plus loin : l’idée générale « défendue » dans ce « roman » a déjà été proposée par Maxime Le Forestier dans sa célèbre chanson « Né quelque part ». Je vous renvoie donc aux paroles de cette dernière si vous souhaitez avoir un résumé de Naissance de Yann Moix (« On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille », etc.). Il s’agit d’ouvrir une réflexion sur le rapport entre le fils et le père, l’enfant et ses parents, qu’ils soient biologiques (géniteurs) ou choisis. Ajoutons à cela que, comme le rappelle la couverture de mon édition poche, cette chose a remporté en 2013 le prix Renaudot, exauçant le rêve chéri par son auteur. Comme il le dit au micro de BFM-TV le 4/11/2013 : « C’est un prix absolument extraordinaire : pensez que George Perec l’a obtenu ! Michel Butor, Louis-Ferdinand Céline, Louis Aragon… C’est fabuleux. […] » Aussitôt obtenu, aussitôt faites les comparaisons douteuses : Moix, selon lui, vaudrait donc autant que Céline et Aragon !
En bref, la voilà toute résumée, la « vision » que cet homme propose de la littérature : un concours de bites. Faire aussi bien que. Mieux que. Naissance n’a pas été écrit, comme il le prétend, pour « réfléchir sur la notion du père et du fils blablabla » mais pour montrer aux autres (nous) ce qu’il a dans le slibard. Oui, Yann Moix sait écrire, il sait du moins faire des phrases correctes, parfois très bien tournées, drôles, grandioses, incroyables. Oui, aussi, il connaît plein de mots compliqués, qu’il ne manque pas de placer les uns après les autres dans des énumérations (insupportables) qui n’en finissent pas. Oui encore, Moix (Yann) est très cultivé : il a tout lu, tout vu, tout entendu et souhaiterait désormais tout écrire en étalant sa science à longueur de pages. Cependant, il faut comprendre que tout cela est choisi, proposé par Yann Moix pour s’auto-légitimer, pour montrer qu’il peut lui aussi être quelqu’un de sérieux malgré son Cinéman…
Mais, hélas, il en fait trop, et ses intentions non dissimulées gâchent déjà les premières minutes du livre, dans lesquelles il n’hésite pas à écrire lui-même les critiques littéraires (fictives, donc) de Naissance, évidemment assassines. À travers cet incipit excessivement « méta », on tente de nous retirer la possibilité de descendre ce bouquin ; si son auteur l’a déjà fait lui-même, pourquoi en rajouter ? Et c’est ainsi sans arrêt : tout y passe, de l’égocentrisme assumé de Moix à ses ouvrages précédents, sans oublier son film cité ci-dessus et, évidemment, Moix lui-même, qui en prend plein la tronche de façon excessive, jusqu’à la nausée, l’épuisement physique. On aurait aimé détruire ce livre, traiter son auteur de tous les noms d’oiseaux, mais ce dernier nous a coupé l’herbe sous le pied, nous a fatigué d’insultes à son encontre, se plaçant lui-même dans la position de « la » victime.
Auto-légitimité atteinte ? L’obtention du Renaudot nous tend à croire que oui ; mais ce qu’en dit Yann Moix prouve qu’il a encore du chemin à parcourir : un auteur qui a besoin de citer les arguments d’autorité que sont Céline, Aragon ou Butor, de les placer à côté de lui et de se comparer à eux, est un auteur qui ne se sent pas exister en tant que tel de façon autonome. Prononcer le nom de George Perec n’offre pas davantage de « valeur », davantage de qualité à Naissance ; combien de « Renaudots » ont été oubliés depuis l’obtention de leur prix ? Moix est une personnalité médiatique : il est quelqu’un qui, en plus de vivre, de respirer en même temps que moi, s’invite régulièrement dans mon poste de télévision, dans ma radio, sur mon écran d’ordinateur et, parfois, dans la presse que je lis. Aujourd’hui, il occupe le rôle de « chroniqueur » ou plutôt de « polémiste » dans une émission grand public. Hier, il était le réalisateur d’un film à succès consacré aux sosies de « Cloclo » (adaptation de son Podium déjà oublié), puis l’ennemi public n°1 après son film suivant, infecte daube doublée en post-production pour limiter des dégâts déjà conséquents.
Ainsi tout le monde connaît Yann Moix : son nom, son visage, sa voix, ses provocations, ses engueulades avec P. Sébastien, M. Kassovitz et autres moqueries à l’encontre de Nekfeu (séquence qui prouve une fois encore, chez Moix, l’obsession du name-dropping, du recours aux auteurs célèbres pour légitimer une personne ; l’idée est de nous faire croire que plus Nekfeu aimera de grands auteurs, ex. Céline, plus il sera légitime à produire du texte). Mais qui lit sa littérature ? Son omniprésence médiatique tend à effacer peu à peu la présence d’une « œuvre » existante et à venir ; on oublie que Yann Moix, avant que d’être le réalisateur du raté Cinéman, écrivait des bouquins. Il semblerait qu’avec Naissance, Y. M. ait voulu se rattraper, se corriger et montrer une bonne fois pour toutes qu’il avait de quoi calmer ses détracteurs. Après avoir tourné un des films les plus abrutissants du cinéma français (Moix est Frankenstein, et Cinéman sa créature), il a souhaité s’atteler à une seconde création qui annulerait la première.
C’est raté, à mon sens (toujours). Si son dernier film s’est foiré en voulant plaire aux cinéphiles, ce livre ci-présent critiqué s’est rétamé en souhaitant charmer les amateurs de littérature. Rien n’est raconté dans ce « roman » qui prend souvent l’allure d’un essai loupé, d’une énorme juxtaposition de sujets « vus par Yann Moix » : la Corée, le dictionnaire Larousse de 1939, André Gide, le judaïsme, le jazz, les « Que sais-je ? », Georges Bataille, le 11-Septembre, Marat, etc. Une succession de « réflexions » comme son Cinéman l’était de sketches…
J’ai d’ailleurs tendance à croire que Yann Moix est nécrophage : « Qui vit aux dépens de cadavres, se nourrit d'organismes morts », selon la définition du CNRTL. Dans ses précédents bouquins, il ressuscitait déjà Claude François, Edith Stein, Michael Jackson ; de grands noms derrière lesquels Moix se planquait. Dans Cinéman (c’est la dernière fois, promis juré), il faisait rejouer des films cultes. Dans Naissance, il fait carrément revivre Gide, Bataille, Alain-Fournier, qu’il fait parler dans le style de Moix – insupportables passages où ils sont réduits à des aphorismes douteux, des énumérations imbuvables, des réflexions sans fond, le tout mêlés à quelques hasardeux repères biographiques.
En guise de conclusion à cette toute première critique, je prendrai dangereusement le risque de paraître étroit d’esprit en vous donnant (quand même) ce qui justifie ma note et mon avis global : ce livre est épouvantable parce qu’il est trop long. C’est aussi bête que ça. Moix a voulu faire un livre qui déborde, convoquant Rabelais (encore une fois, ce besoin d’un auteur reconnu pour justifier son œuvre) et exposant sa volonté de malmener son lecteur. Malmené, je le fus : autant intellectuellement que physiquement ; j’ai voulu m’infliger cette torture par défi, et par fierté (ne pas laisser Moix l’emporter). Il est vite devenu question de lire mécaniquement, de tourner les pages de cette infinie logorrhée, de cet « Eddy Malou » livresque. Il m’a fallu de longues heures pour en atteindre la toute fin. Une certitude alors : son auteur a de certaines capacités en matière d’écriture. Ce sont ses intentions qui me déplaisent : faire de la littérature un permanent concours, écrire du « compliqué » afin de paraître plus intelligent ; et, surtout, publier ce livre dans un but, un intérêt personnel précis : obtenir un prix. Moix a beau rédiger de longues pages sur son amour de la littérature, voir ce qu’il fait de cet art (suprême) en dehors de sa fiction me dégoûte assez. Son livre est imbuvable car il est trop long, trop gros, trop écrit, trop inutile, trop oubliable. Son livre est de trop.
(Restent, mathématiquement inévitables, quelques bonnes pages, d’amusantes trouvailles, et de rares passages vraiment plaisants, comme les aventures épistolaires de Marc-Astolphe Oh, et la vente aux enchères, à la fin, qui était plutôt marrante. Pour le reste, dommage de constater que je ne suis quasiment pas sorti de l’ennui.)
Les gens s’imaginent que sous prétexte qu’ils ont, ou ont eu, une
enfance malheureuse, ils peuvent devenir Proust ou Chateaubriand !
Yann Moix, Naissance, II, page 134.