Héritage colonial - Mémoire et transparence

De mère française et de père algérien, Dorothée-Myriam Kellou a d’abord vécu sa double identité dans son seul double prénom. Jusqu’à ce qu’une remarque - « Tu dis que t’es algérienne mais tu ne parles pas arabe ! » - la renvoie, encore enfant, au silence paternel. Pourquoi ce choix de l’effacement des origines ? Compléter la part manquante d’elle-même devient alors une obsession. Le trait d’union dans son prénom, il va lui falloir le retracer entre ses deux enracinements : Nancy-Kabylie. C’est ce « grand voyage initiatique » que ce livre s’attache à raconter, un parcours intérieur intime pour recomposer le miroir brisé de la mémoire.


Commencé avec l’apprentissage de la langue arabe, ce périple emmène l’auteur en Egypte, en Palestine et aux Etats-Unis, où ses études la sensibilisent au post-colonialisme au travers des écrits fondateurs de Frantz Fanon et d’Edward Saïd. Sa fille le pressant de questions sur sa vie en Algérie, le père, Malek Kellou, n’a alors pour réponses que les blancs de sa mémoire, oblitérée par le traumatisme de la guerre. Réalisateur de télévision, il a le projet d’un documentaire, « Lettres à mes filles », qui ne voit jamais le jour. Il devait y raconter comment, malgré les verrous posés sur ses souvenirs, ceux-ci lui sont pourtant revenus en pleine figure, lorsqu’en 1990 il est tombé nez à nez avec la statue, nouvellement installée à Nancy, qui le terrorisait, enfant, à proximité de son village : celle du sergent Blandan, militaire français tué lors de la conquête coloniale de l’Algérie.


Dès lors, le père et la fille vont tenter ensemble d’apprivoiser cette mémoire traumatique. Ce seront plusieurs voyages au village familial de Kabylie, l’un de ceux que l’armée française avait vidés de leurs populations pour les enclore, loin de tout contact avec le FLN, dans des camps de regroupement qui ont irrémédiablement désorganisé l’agriculture et les campagnes algériennes. De ce retour ils tireront un film documentaire, « A Mansourah, tu nous as séparés » : l’occasion de mettre des mots sur la violence et les horreurs vécues, étape incontournable sur le chemin de la résilience.


Ce récit très personnel de restauration d’une mémoire oblitérée et néanmoins transmise inconsciemment s’assortit d’une réflexion sur les effets dévastateurs des non-dits et du déni qui entourent encore la guerre d’Algérie et les torts causés aux populations. L’on pense à Léonora Miano, Tommy Orange, Naomi Fontaine, Alice Zeniter et tant d’autres dont les témoignages et romans décrivent eux aussi l’héritage, d’autant plus ravageur que mal ou pas reconnu, d’autres drames plus ou moins récents, génocidaires, esclavagistes ou colonialistes. Non seulement « Le récit ancre », mais « S’il manque, d’autres histoires s’inventent, des fictions dangereuses », comme celles proposées par l’islamisme. Pour avancer et vivre ensemble harmonieusement, il faut des mots. Alors, seulement les héritiers pourront, eux aussi, conclure comme l’auteur : « À présent, je sais, je peux raconter, je peux dire mon histoire. Je ne suis pas une table rase. Nous ne sommes pas des tables rases. »


Journaliste et réalisatrice indépendante aux combats courageux – c’est notamment elle qui, en 2016, a révélé dans Le Monde l’affaire des financements indirects de l'Etat islamique par Lafarge pendant la guerre en Syrie, affaire développée par Justine Augier dans son livre Personne morale –, Dorothée-Myriam Kellou livre ici un récit intime qui éclaire de façon touchante les raisons de ses engagements.


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