Où commence la Culture, où finit la Nature ?
Les deux premiers chapitres des Structures Elementaires de la Parenté se lisent, contrairement au reste de l'ouvrage, comme un long texte philosophique. Il est "philosophique" par défaut, on le sent bien : Lévi-Strauss doit introduire son propos - la prohibition de l'inceste est le socle minimal, comme un principe logique, sur lequel la Culture peut pousser - en réfutant les diverses opinions sur l'épineux problème de la prohibition des relations incestueuses.
C'est que la prohibition de l'inceste est un phénomène paradoxal pour la connaissance. Alors qu'il oblige presque le savant à opérer la grossière distinction entre ordre de la Nature et ordre de la Culture - aussitôt après, il brouille les pistes. C'est une règle universelle; en ce sens que partout, il y a une norme, ou un ensemble de normes, qui interdisent certaines relations d'alliance et en conséquence, qui en obligent d'autres. Le problème, c'est qu'entre deux sociétés, tout change ou presque. Une relation est qualifiée d'incestueuse dans un cas, ne l'est pas dans l'autre, et vice versa.
Phénomène universel, naturel, et en même temps particulier, culturel, la prohibition de l'inceste est un problème, un vrai gros problème.
Lévi-Strauss, dans ses deux premiers chapitres, prétend ainsi démontrer que, si la question n'a jamais été résolue, c'est qu'elle a été mal posée. Impossible de décomposer le phénomène pour essayer d'en tirer des éléments "naturels" et des éléments "culturels". Le problème est que la distinction Nature/Culture est trop statique : Lévi-Strauss oppose à cela une distinction "dynamique" ; il faut bien avouer que sans cet outil conceptuel, la prohibition de l'inceste devient inintelligible. Elle est universelle, donc elle appartient, au moins en un sens, à la Nature. Mais elle change, prend diverses formes, parfois contradictoires : elle est donc aussi Culture.
L'originalité de Lévi-Strauss va être de dire que la prohibition de l'inceste est ce qui, dans la nature, permet le développement de la culture ; et ce qui, dans la culture, garde le sceau de la naturalité (l'universalité). Elle est la nature se dépassant elle-même, le socle minimal de la Culture. C'est en ce sens qu'on peut dire que la prohibition de l'inceste est l'essentiel de la Culture, la base fondamentale sur laquelle tout un ensemble symbolique peut venir se greffer. En montrant que l'interdiction de certaines relations qualifiées d'incestueuses, recouvre en réalité une obligation (qui est l'autre face nécessaire du même phénomène) - celle de choisir sa compagne ou son compagnon d'autres relations - Lévi-Strauss pense mettre au jour la structure essentielle, fondamentale, ou du moins universelle, de la société humaine.
Enfin, c'est aussi l'ouvrage qui introduit le "structuralisme" en anthropologie. Au lieu de prendre, dans son étude, les individus sociaux en tant qu'êtres biologiques, Lévi-Strauss va s'occuper du sens, de la signification, ou encore de la place logique qu'ont les différents individus dans le système de parenté. Par exemple, le frère (au sens biologique) peut s'appeler "cousin" (c'est-à-dire, y occuper la place ou la situation) au sein d'un système particulier de parenté - alors même qu'il est effectivement un frère. Grâce à cela, Lévi-Strauss peut déterminer des "structures élémentaires" et des "atomes de parenté" (la relation père-fille, par exemple, etc.), mais ces relations font référence à la nomenclature des individus sociaux, et non pas aux relations biologiques "réelles" entre eux.
C'est pourquoi Lévi-Strauss prétend toucher directement au général, à l'universel, en fondant la diversité des cultures dans certaines relations fondamentales ; au lieu de rester enfermé dans la multiplicité foisonnante des exemples, sans pour autant perdre l’extrême richesse des sociétés humaines.
Bref, un grand livre, et deux grands chapitres ici.
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