Vrai note : 7,5/10
Attention, cette critique révèle certaines parties du récit, par conséquent il est préférable de la lire après avoir lu le roman.
Un romancier turc un peu connu qui s'appelle Orhan se rend à Kars, ville du nord-est de la Turquie à la frontière de la Géorgie et de l'Arménie, ville connue pour son froid et pour sa neige (Kar) pour enquêter sur la venue de son ami le poète Ka - et non pas Kafka-, de son vrai nom (qu'il n'aime pas) Kerim Alakuşoğlu - le prenom Kerim vient de l'arabe Karim qui signifie "généreux" et le patronyme "Alakuşoğlu" signifie littéralement "le fils de l'oiseau rouge" - quatre ans auparavant dans cette même ville lors d'événements tragicomiques et un peu kafkaïens durant trois ou quatre jours.
Ka s'y était en effet rendu à la fois pour enquêter sur une mystérieuse vague de suicides de jeunes femmes voilées, qui avaient lieu dans la ville, mais aussi pour revoir İpek, un amour de jeunesse qu'il sait avoir divorcé, et essayer, pourquoi pas, de se marier avec elle. Puisque Ka est maintenant mort, Orhan essaie de reconstituer les événements à partir des carnets de Ka qu'il a retrouvés dans sa chambre en Allemagne et des témoignages des personnes qui ont vécu ces mêmes événements et ont côtoyé Ka. Parmi eux il y a notamment İpek (soie), dont Ka s'était épris, sa sœur Kadife (velours), leur père Turgut Bey, mais aussi Muhtar, ami d'études de Ka, candidat pour le parti islamique aux élections, ex mari d'İpek et poète à ses heures perdues, Serdar Bey, le rédacteur en chef du journal de la ville qui annonce les événements avant qu'ils n'aient lieu, événements qui se déroulent la plupart du temps de la manière dont ils ont été annoncés dans le journal, Necip et Fazıl (vertu), deux jeunes hommes perdus adhérant à l'islamisme tout en de posant des questions idéologiques, spirituelles et métaphysiques et aimant la même femme (voilée), le terroriste Lazuli ("Mavi" (bleu) dans le texte original, comme un nom de code, mais la traductrice a choisi le nom de cette pierre ornementale de couleur bleue) dont on apprendra la richesse de la vie sexuelle, Sunay Zaim, célèbre comédien de théâtre ayant parcouru toute la Turquie pour instruire le peuple avec ses adaptations particulières de pièces célèbres ayant failli incarner successivement Atatürk et le prophète Mohamed - il rappelle le commandant Kamil dans Les Nuits de la peste - et son épouse Funda Eser aussi bonne comédienne que danseuse du ventre, on aperçoit également le Cheikh Saadettin Efendi, chef d'une confrérie religieuse, similaire à celui que Mevlut, le personnage de Cette chose étrange en moi va écouter régulièrement à Istanbul, ou encore comme celui qui est décrit dans Les Nuits de la peste.
Orhan essaie aussi de mettre la main sur le fameux carnet dans lequel Ka a écrit les poèmes qui lui sont venus à l'esprit à Kars. Dans cette ville neigeuse de Kars, isolée par la neige du reste de la Turquie, un peu comme dans Un jour sans fin, nous voyons se côtoyer membres de la police, de l'armée, du renseignement intérieur, petits indics, mais aussi terroristes islamistes et nationalistes kurdes. Ici, la même journée ne va pas se répéter plusieurs fois, mais deux drames théâtraux vont se produire, un théâtre de la cruauté où la réalité va devenir théâtre et ou le théâtre va devenir réalité.
Septième roman d'Orhan Pamuk, il a été écrit entre 99 et 2001, publié en 2002 et dans sa traduction française en 2005, soit un an avant l'obtention du prix nobel. Il fait donc partie des romans qui ont permis à son auteur d'obtenir ce prix tant convoité. C'est clairement un "roman frère" de Kara kitap (Le livre noir, 1990) par bien des aspects. On pourrait même presque dire que c'est une réécriture plus réussie du Livre noir. En effet, dans les deux livres, nous avons la disparition d'un personnage sur lequel un autre personnage enquête, tous deux vont être amenés à se comparer entre eux jusqu'à parfois se confondre et à aimer la même femme. L'ambiance de "film noir" ou de faux roman policier est également la même. Cependant, là où Kara kitap partait dans tous les sens et se perdait dans des délires difficilement compréhensibles, l'auteur fait grâce ici au lecteur de pouvoir suivre l'histoire du début à la fin sans trop se perdre dans les frontières de la réalité. Il est également très similaire à La vie nouvelle (Yeni Hayat) auquel il est d'ailleurs fait référence plusieurs fois dans le livre puisque les personnages se rendent souvent dans la pâtisserie qui porte le même nom pour prendre un thé. On peut même dire que ces trois livres : Le livre noir, La vie nouvelle et Neige (par ordre de publication) sont des sortes de réécriture du même livre tant les thèmes et les similarités de personnages sont frappantes.
Comme dans La maison du silence nous avons des personnages perdus, adhérant à des théories politiques extrémistes et étant amoureux en même temps d'une femme inaccessible qui sait à peine qu'ils existent. Ce roman sur le théâtre, et sa description des comédiens notamment rappelle également La femme aux cheveux roux, où nous avons droit à des représentations théâtrales du même genre bien que plus inoffensives. Neige, sans être un chef d'être est en tout cas plus réussi que les deux livres précédents déjà cités dont il semble être une réécriture. Toutefois, il n'arrive pas tout à fait selon moi à la hauteur des trois meilleurs romans de Pamuk que sont Cette chose étrange, Le Musée de l'innocence et Mon nom est rouge.