II aura fallu que j'aille en Turquie pour apprendre à aimer les livres d'Orhan Pamuk. J'avais essayé "Mon nom est Rouge", qui m'était tombé des mains. Puis j'ai fait un séjour à Istanbul, avec ses "Souvenirs d'Istanbul" en main, et j'ai appris à apprécier cet auteur coincé entre europhilie et identité turque.
"Neige" est dans la lignée de ces interrogations. C'est un livre étrange, très littéraire, assez lent et long, mais avec d'indéniables qualités.
Le narrateur se donne pour Pamuk lui-même retraçant le voyage d'un de ses condisciples écrivains, Ka, dans la ville de Kars, soit à l'extrême nord-est de la Turquie, dans une zone délaissée où cohabitent de moins en moins bien Turcs laïcs, islamistes, Kurdes, azéris et d'autres communautés. Ka prétend être venu enquêter sur des suicides de jeunes filles, dont certaines refuser d'enlever leur voile à l'école. Mais il veut surtout retrouver son amour de jeunesse, Ipek, qui tient avec sa famille l'hôtel Karpalas, notamment ses soeurs Zahide et Kadife (avez-vous noté, jusqu'ici, la récurrence d'une certaine lettre ? ^^).
Ka rencontre un journaliste, puis l'ex de sa femme qui se présente aux élections comme islamiste modéré. Alors qu'il est dans un café avec Ipek, le directeur de l'école, opposé au voile, se fait assassiner sous leurs yeux par un exalté. Dans le même temps, Ka retrouve à Kars l'inspiration qui l'avait délaissé et écrit poème sur poème.
La ville est coupée du reste du monde par la neige. Pendant ces quelques jours, a lieu une représentation retransmise à la télé d'une pièce kémaliste, entendre anti-voile islamique. Pendant la pièce, les acteurs soldats tirent à balle réelle sur des étudiants religieux et Sunay Zaïm, acteur en fin de carrière secrètement atteint d'un cancer, prend le pouvoir avec son ami d'enfance et représentant du préfet, Osman çolak. Le groupe le plus violent est mené par un Bolchévique, Z. Dermikol. Dans cette ville où un dixième de la population au chômage sert d'indics aux militaires, se cache Lazuli, un Islamiste recherché, sorte de légende urbaine. Ka parvient à le rencontrer, ainsi que le Cheick Efendi, âme de la communauté musulmane de Kars. Alors que la neige va bientôt fondre, Sunay Zaïm a fait prisonnier Lazuli, et demande à Ka de convaincre Kadife, la soeur d'Ipek qui couche avec Lazuli, d'accepter de jouer dans une pièce qui implique de retirer son voile. En échange, Lazuli pourra partir. Mais au cours de la pièce, Kadife tue pour de vrai l'acteur, qui avait chargé le révolver. Ka retourne à Francfort, après avoir échoué à convaincre Ipek de le suivre en Europe. A Kars, la communauté le déteste ; il meurt quelques années plus tard d'une balle dans le dos.
Etrange livre, qui commence comme un roman policier et se poursuit en fable politique doublée de réflexion littéraire. Deux thèmes se font concurrence ici : celui, très apparent, des complexes de la Turquie profonde vis-à-vis de "l'Occident", c'est-à-dire tout ce qui sort de la tradition. De ce point de vue, Ka ne choisit pas et se fait détester des deux côtés, tant par les laïcs comme Turgut Bey, le père d'Ipek, ou par les religieux, qui, si leur argumentaire est très pauvre, se révèlent avoir une personnalité profonde. On s'attache notamment à Necip, ce jeune gamin, image de la jeunesse passée de l'auteur, qui veut devenir le meilleur auteur de science-fiction musulman.
Le deuxième thème est celui du rapport de l'artiste au monde politique dans lequel il vit (à ce sujet, Rivax a eu le nez creux en soulignant l'allusion à Kafka). Ka traverse ce monde en miniature qu'est Kars sans choisir son camp. La scène où les opposants laïcs et religieux au putsch se rassemblent pour faire une déclaration commune à envoyer à un journal de Francfort est à cet égard une satire plus mordante qu'il n'y paraît. Mais Ka n'y participe pas. Avec incohérence et lâcheté, il se questionne sur les principes avec lesquels il veut guider sa vie, mais son principal moteur est la création littéraire. La rédaction de poèmes, qui ne seront jamais cités, scande (parfois de manière un peu lassante) l'histoire. Et trouve son débouché dans cette très belle idée du schéma du flocon de neige, formé de trois axes (logique, rêve, mémoire), sur lequel les poèmes se déploient, cartographiant le moi de Ka. L'oeuvre est supérieur à l'individu, assez égoïste et rêveur.
Je n'ai hélas pas la fibre de l'analyse structurale, et si ce livre cache une structure cachée, je suis bien trop paresseux pour la chercher, mais il est indéniablement composé avec un art consommé. Pamuk désamorce le moindre suspense dans ses doubles titres de chapitre : à plusieurs reprises, il brise le suspense d'une situation en annonçant que tel personnage va mourir, ou au contraire s'en est sorti sans dommage. Il y a un grand souci de précision topographique, à Kars comme à Francfort. Il y a aussi des nuances qui nous échappent probablement, nous Européens. Les jeunes de Kars, notamment les filles ou encore l'acteur et sa femme, semblent influencés par les dramas turcs et leurs codes émotionnels stéréotypés. A creuser.
Mais la force de ce livre à mon sens (et ce n'est sûrement pas ce que souhaite Pamuk), c'est de fournir une sorte de chronique locale. On a plaisir à passer avec Ka l'après-midi dans ces cafés turcs aux télévisions noir et blanc, à voir ces chômeurs tous à la même heure devant la même telenovela, à sentir la chaleur communautaire, malgré les tensions. Le motif de la neige est celui de l'immobilisme, mais le symbolisme qui l'entoure est probablement plus riche qu'il n'y paraît au premier abord.
"Neige" est un beau roman, très riche, sur la Turquie profonde, dont la lecture demande quelque effort.