"Je pense que le poète, qui considère que tout sur cette Terre n'est que spectacle, est le véritable esprit du mal. Il lui manque cette étroitesse de vue sans laquelle il n'y a ni vie ni morale."

On sera vite convaincu que Dezső Kosztolányi manie la poésie. Si elle resta en revanche étrangère à Néron, ce fut sans doute que l'empereur, égaré par des rêves grandioses, monumentaux à l'image de sa statue en bronze "vingt fois plus grande que nature", ne pouvait que composer une ode à Agamemnon dans un style grandiloquent, dépourvu de toute finesse. Néron resta prisonnier de "ses chaînes en or". Or, la poésie réside dans les détails, elle est simple (au moins en apparence). Ainsi, dans sa "biographie" du poète raté, Kosztolányi ne fait qu'une brève allusion à l'incendie de Rome et aux persécutions contre les chrétiens qui suivirent. Événements qui sont pourtant les raison du "succès" de Néron jusqu'à nos jours. L'auteur parvient à dégager Néron de son aura d'Antéchrist pour livrer à nu son corps gras, replet, satisfait, impotent. En ce qui concerne la guerre que l'empereur mena contre le Sénat, il suffit au malicieux Kosztolányi de dire dans un détour innocent qu'un maître d'armes "avait lui aussi beaucoup d'élèves, surtout parmi les sénateurs, depuis que Néron avait opposé dans un combat de glaives, au cours de l'une de ses réjouissances, gladiateurs et sénateurs. Ces derniers, pour ne pas être pris de court, entraînaient leur corps afin de rendre souplesse et agilité à leurs vieux muscles." Le paradoxe ? À force de bouffonneries, le roman parvient à être plus cruel qu'un empereur, qui, dans son entourage, fit assassiner, entre autres, sa mère, son précepteur, son frère adoptif et successivement ses deux femmes.

La mort de "l'oiseau chanteur" au chapitre 13 (chapitre presque jouissif) libère le roman de la gangue ironique dans laquelle il s'était enfermé. L'ironie peut faire doucement sourire, mais à la longue, elle fatigue. Toujours elle revient, éternel ressac, rappelant au lecteur distrait que ce que l'auteur écrit, il n'en pense en fait pas un mot, et pense même certainement le contraire. La suite est autrement plus intéressante : elle développe la théorie et emporte le personnage qui l'incarne à ses imites, jusqu'aux frontières du langage. Alors l'absurde, le non-sens - l'action finalement - prennent le pas sur les mots.

Sénèque prend son dernier bain au chapitre 30. C'est un pastiche, fort amusant, de la philosophie sienne qui fut la stoïcienne. Sénèque passe sa vie en revue et regrette sa jeunesse, temps irrémédiablement perdu, fleur corrompue avant l'éclosion, pourrie par une ambition politique et par le commerce avec les hommes : "Je ne mangeais pas, je ne dormais pas, mais jamais je n'ai été aussi heureux qu'à cette époque. Ma plus grande souffrance, c'est d'avoir cessé trop vite. Le jeûne et l'insomnie, crois-moi, c'est ça la véritable débauche." À cette philosophie limpide, pure et claire comme l'eau du bain, viennent se mêler des gouttes noires comme le sang. C'est que Locuste distille son poison foudroyant : la lecture de Nietzsche, un barbare germanique que l'auteur antique, philologue tourné vers l'avenir, ne pouvait ignorer. "À partir de ces innombrables vérités, un mensonge peut être forgé, froid, lisse et brillant comme le marbre, que les hommes appelleront vérité." dit Sénèque, penseur avant la lettre du renversement des valeurs. Le prophète avertit encore : "ceux à qui nous faisons du mal, se vengent bien plus rarement que ceux à qui nous avons fait du bien." Raison pour laquelle, au vingtième siècle, on peut dire du mal de Néron sans craindre ses représailles. Le ressentiment ne sera introduit dans le monde romain que par Constantin Ier.

L'intervention finale de "la nounou" est brillante : elle redonne au monstre son visage humain et pleure abondamment les larmes qu'il n'a pas su accoucher.

Le roman est suivi de Nouvelles latines plus tardives dans lesquelles Kosztolányi ébauche d'autres empereurs romains. L'imagination du lecteur, un poète espère-t-on, saura peut-être étoffer la vie de Marc-Aurèle pour en faire un roman.

"Comment un poète pourrait-il éduquer quelqu'un, lui qui ne sait pas se former lui-même à la vie et au bonheur, puisque c'est justement pour cette raison qu'il est devenu poète ?"

Aragne-souriante
7

Créée

le 10 sept. 2023

Critique lue 13 fois

Critique lue 13 fois

Du même critique

Electrocuting an Elephant
Aragne-souriante
1

La fée électricité

L'Histoire Sans la moindre forme de procès, le roi Babar est exécuté par un ingénieur sadique. Le capitaliste fait montre de virilisme ou Edison compare son anatomie avec un mâle en musth Le baron...

le 11 août 2023

3 j'aime

Contre François Jullien
Aragne-souriante
7

Chine contre Chine

L'ouvrage a soulevé une ample polémique au-delà du cercle des sinologues. Ou bien les lecteurs, toujours nombreux à s'engager dans la discorde et appâtés par les pamphlets, si possibles aussi vides...

le 28 août 2023

1 j'aime

5