Prendre la route pour tenter de survivre à la crise et à l’Amérique. Une enquête indispensable.

La journaliste et écrivaine américaine Jessica Bruder, qui s’intéresse depuis longtemps au monde du travail et aux «sous-cultures», a longtemps cru que les personnes âgées en camping-car qu’elle croisait étaient des retraités qui profitaient de leur temps libre pour voyager après des décennies de dur labeur, avant de découvrir qu’un grand nombre d’entre eux était sur les routes malgré eux.


Ils ont refait leurs calculs des dizaines, des centaines de fois, souvent tard dans la nuit, en proie aux insomnies. Après la crise financière de 2008, avec le coût élevé du logement et le niveau ridiculement bas des salaires, ils ont dû admettre que l’espoir d’une vie de classe moyenne s’était véritablement envolé. Ils ont dû quitter leur maison pour vivre dans une résidence sur roues après avoir perdu leur logement, toutes leurs économies et l’espoir d’une retraite méritée dans le sillage dévastateur de la crise.


Jessica Bruder a suivi pendant trois ans les traces de ces nouveaux nomades, s’installant finalement elle-même dans un mini-van et s’enrôlant comme eux, en tant que travailleur précaire pour la récolte des betteraves sucrières ou dans les entrepôts d’Amazon, expérience racontée dans ce livre publié en 2017, traduit de l’anglais par Nathalie Peronny pour les éditions Globe (février 2019).


Linda May, une grand-mère de soixante-quatre ans qui a élevée seule ses deux filles, pleine d’empathie et de courage malgré l’accumulation des problèmes, est emblématique de ces seniors (souvent des femmes) isolés sur les routes. Tout au long du livre, du camping de la forêt nationale de San Bernardino (Californie) aux entrepôts d’Amazon, Linda tente de survivre dans sa Jeep Grand Cherokee Laredo, en rêvant d’acquérir un terrain pour y construire sa maison utopique, une géonef, une maison à énergie solaire passive, bâtie à l’aide de matériaux de récupération.


En 2010, bien avant d’entamer sa vie nomade, Linda May était seule le jour de Thanksgiving dans son mobile home à New River, Arizona. A soixante ans, elle n’avait ni électricité ni eau courante car cela lui coûtait trop cher. Elle ne trouvait pas de travail et ne touchait plus ses indemnités de chômage. La famille de sa fille aînée, chez qui elle avait vécu plusieurs années en enchaînant une série de boulots mal payés, venait d’emménager dans un appartement plus petit. Avec trois chambres à coucher pour six personnes, ils n’avaient plus de place pour l’accueillir. Elle était coincée là, dans son mobile home, privée de lumière et de perspectives.


Linda est l’une d’entre eux et ce qui frappe à la lecture de «Nomadland» est la diversité des niveaux d’étude et des trajectoires de vie de ces faux nomades américains, trajectoires si facilement fragilisées en l’absence d’un filet de protection sociale. Dans la détresse, leurs points communs sont un incroyable courage, leur lutte pour la dignité, pour ne pas être rabaissés au rang de râleurs ou de profiteurs, et leur volonté de refaire société, en créant une communauté d’entraide et d’astuces partagées, en cherchant à transformer leur situation de grande détresse en une vision de liberté, même mince, restes en lambeaux du mirage éventé du rêve américain.


Jessica Bruder souligne qu’il n’existe aucun chiffrage précis du nombre de nomades aux Etats-Unis, bête noire du démographe, mais grâce à son livre précis, juste, poignant, elle donne visages et voix à ces travailleurs itinérants, hobos motorisés sans la dimension romantique du mythe américain, qui sillonnent les états en quête d’un travail saisonnier : récolte des betteraves sucrières dans le Dakota du Nord ou des pommes dans l’état de Washington, gardiennage et entretien de campings dans les parcs nationaux, animation de stands en bord de route, détecteurs de fuite sur les gazoducs ou travailleurs saisonniers dans les entrepôts Amazon, etc.


Un fil rouge de ce livre est le programme tentaculaire de recrutement d’Amazon, CamperForce, pour recruter des travailleurs, la plupart du temps des seniors, pour travailler dans leurs sites logistiques (qui s’appellent, ironiquement, des « centres d’exécution ») pendant la période des fêtes de fin d’année. Les conditions y sont harassantes, rendues supportables uniquement par l’absorption de hautes doses d’antidouleurs.


« C’est la première fois que j’effectue un travail d’ouvrière. Je le respecte bien plus qu’avant », m’a confié Linda Chesser, une ancienne conseillère académique de la Washington State University. Elle étendait pour qu’ils sèchent des tee-shirts près de la laverie du camping, vers la modeste bibliothèque où des fleurs sauvages poussent dans les trous d’un puzzle inachevé de mille pièces. Âgée de soixante-huit ans, elle remerciait chaque jour l’inventeur de l’ibuprofène : « J’en prends quatre avant de partir au boulot le matin et quatre en rentrant le soir. » Mais pour certains, l’ibuprofène ne suffisait pas. Karren Chamberlen, ancienne conductrice de bus âgée de soixante-huit ans et affublée de deux prothèses de hanche, m’a racontée qu’elle avait dû quitter CamperForce au bout de cinq semaines car ses genoux ne supportaient pas les heures de marche sur un sol en ciment. Lors d’une visite dans un autre campement Amazon (le Big Chief RV Park à Coffeyville), j’ai fait la connaissance de Kenny Harper, qui démissionnera peu de temps après. Plus tard, dans un mail, il m’a expliqué que son « rotateur gauche refusait de faire ce job ». D’autres travailleurs m’ont parlé de « doigt à ressaut », une pathologie du tendon liée notamment à l’usage répété de la scannette.


La précarité contamine tout dans la vie de ces nomades, embauchés comme travailleurs saisonniers ou journaliers, qui effectuent souvent des semaines de 40 heures ou bien davantage, pour des salaires horaires réels parfois aussi bas que 5$ et qui, entre deux contrats, cherchent refuge sur les derniers lieux gratuits de l’Amérique, les parkings.


Comme Christian Garcin l’avait fait sous forme romanesque pour une poignée d’humains rejetés par les courants contraires aux marges de la société dans «Les oiseaux morts de l’Amérique» (Actes Sud, 2018), comme Florence Aubenas dans son enquête «Le quai de Ouistreham» (L’Olivier, 2010), Jessica Bruder rend visible une classe d’oubliés que beaucoup de villes américaines voudraient rendre invisibles, et démonte sans démonstration, grâce à ce journalisme d’immersion sensible et plein de tact, les mécanismes de la chute et de l’exploitation de ces individus fragiles pour lesquels le nomadisme apparaît comme le dernier recours.


Les Apperley n’étaient pas les seuls membres de CamperForce à avoir vécu la saisie de leur bien immobilier. J’ai parlé avec des dizaines de travailleurs-campeurs au Nevada, au Kansas et dans le Kentucky. Tous avaient eu de gros problèmes d’argent. J’avais parfois l’impression de me rendre dans des camps de réfugiés de la récession, des lieux de la dernière chance où échouaient les citoyens américains ostracisés du marché traditionnel du travail par la fameuse « reprise sans emploi ». A d’autres moments, j’avais l’impression de m’adresser à des prisonniers, au point que j’étais presque tentée de couper court aux amabilités d’usage pour leur demander carrément : « Et vous, vous êtes tombés pour quoi ? »


Retrouvez cette note de lecture et et beaucoup d'autres sur le blog Charybde 27 ici :
https://charybde2.wordpress.com/2019/03/06/note-de-lecture-nomadland-jessica-bruder/

MarianneL
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le 6 mars 2019

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