Pour les cinéphiles, cela ne fait pas un pli : Nosferatu est un chef-d’œuvre du cinéma d’épouvante et de l’expressionnisme allemand. C’est aussi une icône de la culture populaire, protéiforme et généreux en sous-textes. L’auteur belge Olivier Smolders nous en raconte le long cheminement, dégage ses motifs les plus récurrents et évoque les mutations et syncrétismes ayant eu raison du personnage silencieux, iconique et fantasmagorique, devenu tour à tour verbeux, spectaculaire, contemporain ou pathétique.


Peu avant que Dick Tomasovic ne publie son exégèse de Batman, Olivier Smolders faisait de même avec le personnage de Nosferatu/Dracula. L’écrivain et cinéaste belge propose, dans une attrayante collection intitulée « La Fabrique des héros », une lecture plurielle et multidimensionnelle du célèbre vampire, étudié à l’aune de Bram Stoker et Friedrich Wilhelm Murnau, puis opposé aux différents Dracula ayant peuplé les métrages d’Universal ou de la Hammer Film Productions – mais pas que.


Qui mieux que l’auteur pour raconter la caractérisation du personnage dans le roman fondateur de 1897 ? « D’une grande force physique, Dracula ne recule que devant les crucifix, les hosties et les gousses d’ail. Tout-puissant la nuit, car nyctalope et parfois invisible, il est démuni le jour, à la merci de qui, le trouvant dans son cercueil, lui enfoncerait un pieu dans le cœur, le décapiterait et brûlerait sa dépouille. Sa survie dépend de son besoin de boire du sang, mais aussi de la présence de sa terre natale, au sens littéral, raison pour laquelle il emporte avec lui, lors de son expédition en Angleterre, de nombreuses caisses remplies de terre styrienne. Enfin, ses victimes sont appelées à devenir à leur tour des vampires, ce qui entraîne le recours, le cas échéant, à de nouvelles décapitations salvatrices. »


Si le roman de Bram Stoker, décrit comme séminal mais inégal, constitue un point d’ancrage tout indiqué, Olivier Smolders remonte le cours du temps jusqu’aux bulles papales d’Innocent VII ou aux écrits de Voltaire sur la « peste vampirique », sans oublier les passages obligés par les rumeurs populaires et les sociétés anciennes soupçonnées de cannibalisme – Brésil, Haïti, Guadeloupe… Une introduction dont la principale vertu est d’identifier l’assise multifactorielle sur laquelle repose le mythe de Dracula. Avant que le personnage ne soit décliné à l’envi dans les poésies, en littérature, sur les planches des théâtres ou au cinéma, il a en effet longtemps germé dans les esprits : au Moyen-Âge où l’on craignait d’être enterré vivant, dans la France de Louis XV où furent diligentées des enquêtes sur les vampires, dans un essai de Michaël Ranft étudiant le cas de Peter Plogojovitz, accusé en Serbie d’être sorti de sa tombe pour tuer dix villageois… Il fallut finalement attendre le XVIIIe siècle pour mettre fin aux croyances, pour le moins tenaces, sur les buveurs de sang.


Les fondements d’un mythe


« La réputation des vampires s’est d’abord forgée sur la peur du passage dans l’au-delà. À la fin du XIXe siècle, le roman de Bram Stoker aura opéré une synthèse de superstitions religieuses et de légendes païennes, empruntant autant au diable qu’aux ogres, bêtes hybrides et autres fantômes des traditions populaires. Cristallisant le mythe autour d’un aristocrate hongrois buveur de sang, il donne au personnage une histoire, des attributs, un physique qui marqueront à tout jamais les histoires de vampires. Issu d’une région barbare dominée par les superstitions, il apporte dans ses bagages une vision médiévale du monde, le pouvoir despotique des maîtres, le droit de cuissage, les remugles des épidémies de peste. »


Bram Stoker n’est donc pas parti démuni au moment de portraiturer son Dracula. Au-delà des superstitions, le romancier britannique a pu puiser dans les histoires de dragons, chez Barbe Bleue ou Méphistophélès, voire dans La Belle et la Bête. Mieux : John Polidori publia en 1819 – et non en 1989, comme indiqué par mégarde dans l’ouvrage – une nouvelle intitulée Le vampyre, une légende, laquelle raconte les aventures de Lord Ruthven, un personnage cultivé, impassible, taciturne et pâle, se délectant à pervertir ceux qui l’approchent. En 1871, c’est Joseph Sheridan Le Fanu qui féminise la figure du vampire dans Carmilla, avant que Jules Verne, précédant de cinq années le roman de Bram Stoker, ne remasculinise le récit à l’occasion du Château des Carpates.


Exploration du comte/conte


Pour narrer Nosferatu/Dracula, Olivier Smolders identifie certains motifs récurrents – les jeunes amoureux, le médecin, le prêtre, le château – et autant de sens cachés – l’homosexualité, les femmes héroïques, « l’érotisme de la soumission » ou le libertinage. Analysant le roman fondateur de Bram Stoker, il revient sur le recours à la télépathie et au « somnambulisme prémonitoire », sur la narration juxtaposant des points de vue différents – par le truchement de journaux personnels ou d’un carnet de bord par exemple – et sur la caractérisation des protagonistes.


À Nosferatu présenté comme taciturne, délicat et symbolisé par les canines, l’auteur oppose un Dracula pluriel, vorace et confondu avec les incisives. Là où Max Schreck incarnait la discrétion, ses successeurs Béla Lugosi et Christopher Lee se font plus criards, ce qui fait dire à Olivier Smolders que Dracula serait un « double tapageur » de Nosferatu. L’image, bien que réductrice, n’est pas exempte d’à-propos : chez Friedrich Wilhelm Murnau, on côtoie lyrisme, expressionnisme, décors oniriques, perspectives sophistiquées, surimpressions ou plans accélérés ; chez Carl Theodor Dreyer, on touche à la quintessence de l’onirisme, de l’équivoque, de l’invisibilité et du sensoriel ; en revanche, tant chez Universal que dans le chef de la Hammer Film Productions, tant sous les traits de Béla Lugosi que de Christopher Lee, on s’adonne à un remodelage progressif du célèbre vampire, les sursignifications et l’humour faisant loi chez les Américains, le sang et le sexe chez les Britanniques.


D’autres considérations, tout aussi importantes, sont soulevées : les tabous qui continuent de se briser sur le comte/conte, l’évolution esthétique des productions, la mode des duels de regards et la fameuse « zoomite aiguë » des années 1970. L’ensemble donne lieu à un ouvrage documenté, pertinent et passionnant, radiographiant à bon droit la multiplicité d’états faisant de Nosferatu/Dracula l’un des personnages les plus fascinants et plastiques de l’histoire de la littérature et du cinéma. Les plus chagrins regretteront peut-être la quasi-absence du film de Francis Ford Coppola, cité une seule fois et sans autre forme de commentaire. Mais cela tient finalement de l’anecdote.


Critique publiée sur Le Mag du Ciné

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le 19 mai 2019

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