La défaite des ambitions.
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On a tout d’abord le sentiment d’un survol ― comme s’il s’agissait là d’une chronique historique du Costaguana ― sans oublier d’accorder une attention brève mais délicate aux caractères, se reflétant chacune dans leur propre trajectoire. Puis on virevolte, à grands coups d’ellipses, puis on retourne en arrière : la charge de la narration se déplace d’un personnage à l’autre. C’est en adoptant leur point de vue, leur lecture des événements que l’on saisit ces caractères plus efficacement que des détails psychologiques ne le feraient. Ces personnages se rappellent certains épisodes, tantôt pour nous les rebriefer, tantôt aussi pour que l’on voit que certaines choses leur ont échappé. Mais on a cependant que rarement cette petite avance sur eux. Au cœur de ce tourment politique, leur présent avance vite, ils essaient fébrilement de ramasser les morceaux du passé pour les accorder avec leur prévision : untel est-il mort ou vivant ? où se trouve le trésor, fruit de l’exploitation d’étrangers, enjeu principal de ce conflit entre républicains et nationalistes ?
En fait de contenu politique, il n’y a ni idéologie ni grands discours (c’est amusant mais les seules petites traces, dans la bouche de certains personnages, n’y sont généralement que pure démagogie). Tout est resserré à l’essentiel, dans des choix très individuels. On comprend ces personnages dans de sombres dilemmes et extrémités : leur rapport au devoir, à l’or ― une malédiction! ― à toute forme d’esclavage insidieux de leur volonté. Les différents arcs narratifs mènent à un même faisceau de questionnements, de chaînes à briser, sur fond de drames humains et d’eaux labourées.
Lu du 11 avril au 1er mai 2024 - traduit de l'anglais par Paul le Moal - 526 pages (Gallimard - Folio)
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Créée
le 2 mai 2024
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