Les ouvrages de Michéa défendent depuis 20 ans la même idée globale : le libéralisme, de par sa logique même, devient un fait social total, sachant que libéralisme économique (traditionnellement assimilé à la droite) et libéralisme culturel (ou "libertarisme", assimilé à la gauche) ne sont en réalité que les deux faces d'un même ruban de Möbius. Ainsi, les partis politiques de l' "alternance unique" (bien plus acceptable qu'un parti unique), se succèdent en théâtralisant leurs différences, mais contribuent au final tous deux à la poursuite du programme libéral, à savoir l'extension infinie du marché et des droits individuels dans tous les domaines de l'existence. Y compris, aujourd'hui, les plus intimes.
Son dernier livre ne déroge pas à la règle, il intègre simplement des arguments additionnels ou actualisés.
La seule véritable nouveauté se trouve sans doute dans la dernière partie de l'ouvrage, "l'hiver du capitalisme", dans laquelle l'auteur tente d'expliquer en quoi le capitalisme libéral, plus fragile qu'il n'y parait car ne pouvant subsister que dans le mouvement exponentiel permanent, et voué à mourir de ses propres contradictions, qu'elles soient d'ordre économique, écologique ou moral, et annonce la "période de catastrophes" prédite par Rosa Luxemburg lors de cet effondrement (déjà entamé sur de nombreux aspects).
L'auteur semble penser qu'au final Marx, qui avait déjà prédit cet effondrement, ne s'était pas trompé mais l'avait simplement trop anticipé, sous-estimant la capacité du capitalisme à toujours se renouveler et à renaître de ses cendres : par exemple de nos jours, en s'appropriant le sujet de l'écologie par du green washing et vantant l'idée d'un "capitalisme vert", bel oxymore quand on sait que le premier sujet de l'écologie est l'épuisement des ressources fossiles et la destruction de la biodiversité, dans un monde fini.
Citons par exemple, parmi les notes de l'ouvrage :
Le capital n'est pas une chose, mais un processus qui n'existe que par le mouvement. Quand la circulation s'arrête, la valeur disparaît et tout le système s'effondre. Par exemple, à New York, juste après les attentats du 11 septembre 2001, toute activité a cessé. Les aéroports, les ponts, les routes ont été fermées. Au bout de trois jours, tout le monde s'est rendu compte que le capitalisme s'effondrait si le mouvement ne repartait pas. Le maire de la ville, Rudy Giuliani, et le président Bush ont alors exhorté les habitants à sortir leur carte de crédit, à faire du shopping, à retourner à Broadway, à aller au restaurant. Bush est même apparu dans une publicité aérienne, pour encourager les Américains à reprendre l'avion.
ou encore :
Sans même prendre en compte les obstacles philosophiques au projet transhumaniste (quel sens aurait, en effet, une humanité composée de milliards d'individus "immortels", continuant à se reproduire de façon exponentielle ?), écologiques (où trouver sur une planète finie, les matières premières indispensables à la production continuelle des prothèses biotechnologiques de la Silicon Valley ?), il serait également nécessaire de réfléchir un instant au coût économique d'un tel projet. [...] la CIA, dans son rapport sur "Le monde en 2030", estimait que seuls 15% de la population mondiale pourraient éventuellement tirer bénéfice, dans les décennies à venir, de quelques-unes de ces merveilleuses avancées médicales et technologiques siliconiennes. Dans la réalité, il est beaucoup plus vraisemblable que de tels "progrès", à supposer qu'ils ne relèvent pas tous de la science-fiction, ne pourront être réservées qu'à une mince "élite". Elite dont les critères resteraient dès lors à définir philosophiquement.
La forme de l'essai, composé uniquement de scolies et de notes, fait parfois fouillis et donne l'impression de lire une simple addition d'arguments, plutôt qu'un vrai raisonnement construit ; mais c'est le seul bémol que j'émettrai sur cet ouvrage qui, bien que semblable aux précédents, reste toujours rafraîchissant !