La sortie de ce nouvel essai de Begaudeau coïncidait miraculeusement, outre l’affinité politique et esthétique que je pense avoir avec le gars, avec une expérience similaire que j’ai eu autour d’un nombre de verres déraisonnable avec de charmants droitards tendance zemmouriens. La quantité d’alcool ingurgitée ayant eu raison de ma légendaire capacité analytique dialecticienne, je m’en suis remis à l’analyse de l’auteur d’Histoire de ta bêtise qui promettait d’être gratinée afin de démêler les raisons profondes, je l’espère, du dissensus radical qui sépare les deux extrémités du spectre politique.
Au lieu d’être un énième livre théorique « sur l’extrême droite », Notre Joie se donne un point de départ presque de polar conceptuel à partir d’une situation concrète et réelle qu’il s’agira d’élucider : celle où l’écrivain est abordé par un jeune d’extrême droite soralien qui l’idolâtre littéralement contre toute logique politique. C’est ce malentendu et confusion que le livre va expliquer puis dissiper à partir d’une conversation arrosée un soir d’automne à Lyon.
Premier constat un peu au discrédit du livre est que les idées défendues par le jeune homme ne sont pas vraiment celles qui ont le vent en poupe à droite : l’heure est plutôt aux identitaires bourgeois à la Zemmour qui ne font même plus semblant de ne pas être les chiens de garde de l’ordre social. Là on a vraiment le parfait petit fan d’Alain Soral de 2013 qui récite bien sa leçon, dont les idées certes ont connu un certain succès (y compris chez certains qui se prétendent de gauche) mais dont le poids actuel sur l’échiquier politique est quasi-nul.
Sauf que, et là est le geste politique le plus important du livre à mon sens, est que Begaudeau en profite pour déconstruire, à partir des mots et des concepts de son interlocuteur, tout un imaginaire politique qui va bien au-delà des pauvres fans de Soral, en analysant ce qui l’appelle « le verbe autoritaire », celui des réactionnaires. Plus sulfureux encore, cette analyse reconstitue toute une vision de la société commune au « bloc bourgeois autoritaire » : des centristes de gauche à l’extrême droite en passant par les « souverainistes ». Il ne s’agit pas de dire que ces gens sont identiques mais qu’ils sont potentiellement compatibles, pour peu qu’on comprenne qu’en politique le lexique détermine quasi intégralement la vision du monde et donc des gens qui braillent « République » « Identité », « Nation » ou autres mots creux, partagent qu’ils le veuillent ou non des concepts décisifs à partir desquels s’articulera un jour peut-être une politique commune. Si on ajoute à ça leur refus commun de tous ce qui remet en cause les mythologies de l'ordre social (sociologie, histoire sérieuse …), et leur désignation des mêmes cibles exclusivement issues des classes dominées, il n’y a qu’un pas à franchir pour parler d’alliance objective.
Sans détailler outre mesure, je dois m’arrêter sur ce qui me semble être le trait le plus pertinent relevé sur la rhétorique autoritaire, qui est son évacuation structurelle du réel. Toute l’idéologie d’extrême droite, qui relève de l'idéalisme pur philosophiquement, fonctionne sur l’interposition de couches discursives entre le réel et sa compréhension. En français ? Par exemple, une féministe lambda pointera quelques éléments dans le réel afin de défendre sa cause (nombre de viols, inégalités etc …), mais la réponse de l’autoritaire ne portera pas sur ces éléments là mais sur le discours lui-même, et parlera donc des « dérives féministes », ou du « discours victimaire ». Et ainsi de suite en commentaire du commentaire dans ces débats sans fin où, d’une part ne peut s’épanouir que l’extrême droite étant entendu qu’un cochon est toujours celui qui est le plus à l’aise dans un combat de boue, et d’autre part le réel social est dissimulé, ce qui demeure la fonction première des médias de masse pour laquelle les autoritaires, en bons chiens de garde, sont de parfaits complices.
Curieusement, le livre ne s’arrête pas à ce seul sujet là et s’embourbe, malgré sa relative fluidité, dans des digressions dont j’ai pas compris ce qu’elles y foutaient à part de donner l’occasion à Begaudeau d’insérer son analyse de tel ou tel sujet, pour remettre les pendules à l’heure après avoir entendu ce qu’il estime être une connerie (à droite ou à gauche d’ailleurs) contre laquelle il devait s’inscrire en faux.
Le livre finit dans ce qui est sa meilleure partie pour moi sur une longue et passionnante analyse structurée par la défense du concept d’individualisme, et convoquant une sorte d’existentialisme nietzschéen, des différences profondes qui le séparent du camp opposé, et in fine, même de la gauche militante. Il y est question d’une joie de l’ici et du maintenant, du déjà-là, qui passe par l’art notamment, où se joue, comme la gauche militante bourrine refuse ou n’a pas les moyens de voir, quelque chose de plus profond que les débats théoriques, de l’ordre d’un rapport sensible au monde, qui finit forcément par structurer un imaginaire politique. En d’autres termes, un fan de Netflix peut-il être vraiment de gauche ? C’est une question qui mérite sans doute un autre livre et une autre critique que celle-ci qui est de toute façon déjà trop longue.