Si, de nos jours, il nous arrive encore de parler du roman Nous autres (ou Nous, selon les traductions), de Evgueni Zamiatine, c’est pour signaler sa formidable postérité, comprenant, entre autres, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell. Mais il ne faut pas oublier que le roman lui-même est un chef d’œuvre, tant dans le propos dans sa forme.
Même si cet aspect a tendance à disparaître dans les traductions, l’écriture du roman est magnifique, offrant des images, des métaphores absolument superbes. Une écriture d’une grande précision et déployant une belle poésie.
Mais c’est le propos surtout qui nous surprend par son incroyable modernité. Sorti il y a tout juste un siècle, en 1920, écrit par quelqu’un qui fut un bolchévik convaincu avant de quitter le Parti en 1917, le roman est la preuve d’une impressionnante lucidité, alliée à une grande imagination.
La société mathématique
Nous autres se déroule dans un futur lointain mais imprécis. Une grande Guerre de Deux Cents Ans a opposé villes et campagnes et a conduit les survivants à vivre enfermés dans des mégalopoles encerclées de fortes murailles. Plusieurs siècles plus tard, nous sommes dans un monde entièrement placé sous le contrôle de la logique mathématique et de la géométrie. Le narrateur s’extasie devant la beauté géométrique des immeubles ou la pureté d’une droite. Les chiffres ont toujours raison, ils constituent même la seule raison, et la beauté des équations est sans pareille.
Tout ce qui relève de la vie spirituelle a été irrémédiablement éradiqué. La musique a été remplacée par des œuvres composées par des machines (et le parallèle avec des œuvres générées par des IA actuellement saute aux yeux). La religion est considérée comme un barbarisme antique, ainsi que tout ce qui fait la vie actuelle. A ce titre, au cours du roman, nous apprenons la mise en place de La Grande Opération , à laquelle tout le monde sera soumis, et qui vise à éliminer cette chose néfaste qu’est l’imagination !
L’individu et la société
Le roman est constitué de plusieurs notes écrites par un des habitants de cet Etat Unique. Cela nous permet d’avoir un point de vue intérieur. Nous découvrons la vie quotidienne dans ce monde mathématique et comment la propagande et l’organisation sociale a façonné un nouveau type de citoyen (ce qui est le rêve de tous les totalitarismes).
Notre narrateur s’appelle D-503. Oui, parce que les noms ont disparu, remplacés par des numéros (avec une lettre : consonne pour des numéros mâles, voyelle pour des numéros femelles). Voilà une idée symboliquement forte : un nom, c’est une personnalité, donc une individualité. Or, dans un monde totalitaire (même si le terme « totalitaire », en 1920, était encore anachronique), l’individu n’existe pas, et c’est bien cela que nous dit le narrateur, dès le titre.
En effet, le titre apporte deux indications :
_ « nous », c’est la création d’un groupe. Nous, cela remplace Je. C’est une pluralité à la place d’une individualité.
_ mais « nous », c’est aussi ce qui permet de se distinguer d’ « eux », c’est donc une séparation.
Ainsi, le titre permet de recouvrir les deux parties du roman.
Dans le début du roman, D-503 est un numéro comme tous les autres, une partie de ce « nous » qu’il est si fier d’arborer. D’ailleurs, bien souvent, il parle en employant le « nous », noyant sa personnalité (personnalité qui se doit d’être étouffée, voire inexistante) dans un tout dont il sent la grandeur.
L’unité impersonnelle de la société est garantie par la Table des heures. Présente dans chaque appartement, elle permet à chacun de savoir ce qu’il doit faire à n’importe quel moment de la journée. Ainsi, tout le monde fait exactement la même chose à la même heure : se lever, manger, se laver, sortir de son logement, etc.
Et pour augmenter encore cette cohésion, tous les murs sont… en verre ! Ainsi, tout le monde peut voir ce que font ses voisins. Ce souci de transparence absolue est renforcé par la présence des Gardiens, police politique qui peut, à tout moment, faire irruption chez les numéros. Même les élections se font à main levée, et sous la surveillance des Gardiens.
L’irrésistible ascension de l’âme
Produit de siècles de propagande et d’organisation étatique, D-503 est parfaitement convaincu que tout ceci est beau, que c’est ce que l’on pourrait appeler « la fin de l’histoire », le niveau suprême de la civilisation. Il est parfaitement conscient de la disparition des libertés individuelles, et, répétant les thèses du pouvoir, il perçoit ceci comme un grand progrès. Ainsi, dans la 7ème note, peut-il écrire sincèrement :
« La liberté et le crime sont aussi intimement liés que, si vous
voulez, le mouvement d’un avion et sa vitesse. Si la vitesse de
l’avion est nulle, il reste immobile, et si la liberté de l’homme est
nulle, il ne commet pas de crime. C’est clair. Le seul moyen de
délivrer l’homme du crime, c’est de le délivrer de la liberté. »
D-503 est l’exemple de cet homme moderne que la société totalitaire cherche à créer, à tel point qu’il envisage de se dénoncer lui-même lorsqu’il commence à avoir des pensées hors-cadre.
Mais au sein de cette cité froide et sans âme, toute de verre et de géométrie, se trouve une antique maison dans laquelle D-503 se retrouvera à plusieurs reprises, et qui tiendra un rôle important dans l’action. D’un point de vue topologique, l’histoire va essentiellement se dérouler dans deux lieux qui s’opposent : l’appartement de D-503 et cette vieille maison. D’un côté le logement de verre, sans âme, et de l’autre la bicoque crasseuse mais pleine de vie et de surprises. La symbolique est très forte et décrit parfaitement le dilemme qui va s’installer chez D-503.
Car, inévitablement, ce numéro va être atteint d’une maladie infâmante : une âme. Une âme qui va naître suite à l’attirance illogique qu’il va ressentir envers un numéro femelle, pour qui il éprouve des sentiments, certes contrastés, mais des sentiments quand même. Et, de fil en aiguille, nous allons assister à l’irrésistible ascension de l’âme chez D-503, qui ne va plus former un « nous » avec les autres numéros.
Bien entendu, les parallèles avec ce que deviendra l’URSS sous la direction de Staline, ainsi que le Reich hitlérien, sont flagrants. La disparition de l’individu au profit d’un être nouveau façonné par une idéologie qui se veut scientifique, la surveillance permanente de toute la population, les effets de la propagande qui déforme l’histoire et donne une vision biaisée de la réalité… L’œuvre de Zamiatine est un roman fascinant, tant l’auteur a su cerner les enjeux des totalitarismes à venir, tout en nous livrant une œuvre littéraire d’une grande beauté et d’une grande qualité d’écriture.
Article à retrouver sur LeMagDuCiné