J'avais découvert l'importance historique réellement extraordinaire de "Nous Autres", récit de Science-Fiction écrit en 1920 par un Russe bien oublié de nos jours : Zamiatine. La première anti-utopie, qui précéda et inspira le bien plus fameux "1984" d'Orwell et le "Meilleur des Mondes" d'Huxley, et une intuition visionnaire, complètement géniale d'un témoin privilégié des premières années de la dictature communiste. Par contre, j'étais loin de m'attendre à un choc esthétique d'une telle ampleur : car les courtes deux cent et quelques pages de "Nous Autres" sont écrites avec une grâce littéralement inhumaine, chacun de ses courts chapitres résonnant en nous avec une force cristalline exceptionnelle. Plusieurs fois, je dus interrompre ma lecture, bouleversé par la beauté tellement singulière d'un texte qui n'impose rien, ne décrit que très peu, mais suggère tout. Et un tout aussi magnifique que terrible : machines gigantesques, amour d'un romantisme absolu, terreur abjecte, concepts incompréhensibles, mathématiques abstraites et science futuriste... tout est là, ramassé au sein de ce texte, prêt à vous exploser au visage... à moins que ça ne soit à vous asphyxier lentement de ce mélange anxiogène de beauté supérieure et d'horreur absolue. Mais le tour le plus extraordinaire que nous joue Zamiatine, c'est sans doute que toute cette fulgurance stylistique sert à créer une aliénation à nulle autre pareille chez le lecteur : la parole poétique est ici vectrice d'aveuglement, de décalage, de suprême incompréhension, qui rend tout ce récit à la fois "brumeux" et complètement vraisemblable. Nous sommes, "Nous Autres", dans un AILLEURS -ou un DEMAIN - abstrait, inintelligible, mais qui nous est paradoxalement d'autant plus intime. "Nous Autres" est un chef d’œuvre absolu, un livre comme on n'en lit pas 20 dans une vie. Qu'il soit aussi si cruel ne doit pas vous empêcher de tenter le sort et de l'ouvrir. [Critique écrite en 2016]