Un roman de science-fiction de 1920 qui paraît plus moderne que Huxley et Orwell réunis, une prouesse qui gagne à être redécouverte ! Les titres à eux seuls sont savoureux : « Non , je ne puis, il n’y aura pas de titre, tant pis ! » ou « Je ne sais quel titre donner à ce chapitre qui pourrait tout entier s’intituler : le bout de cigarette ».
D-503 vit dans un monde où le Guide est chargé de faire régner l’Harmonie, c’est-à-dire un monde où « toute cette complication autour du bien et du mal a disparu ; (où) tout est très simple, paradisiaque, enfantin. » Les membres de cette utopie ne sont plus des individus mais trouvent leur accomplissement dans le respect scrupuleux des règles régissant même leur sexualité - obligatoirement libre- et où les relations sexuelles se font rationnellement via une souche de coupons roses. Ils trouvent leur bonheur dans cette appartenance à un Etat qui régit le moindre de leur geste, la moindre de leur pensée. La science y règne en maître, apportant sa perfection à un humain enfin libéré de la tyrannie de la nature. Car « le seul moyen de délivrer l’homme du crime, c’est de le délivrer de la liberté», une évidence !, c’est cela la suprême bienveillance du Bienfaiteur ! Des Gardiens sont chargés de veiller à la stricte observation de ce principe. Les contrevenants sont liquéfiés avec bienveillance par une machine ( on « dissocie » la matière, on « divise » les atomes du corps humain) lors d’une cérémonie qui a triomphé avec sa nouvelle liturgie de l’asservissement primitif des anciennes religions.
Seulement, D-503 tombe malade. Il commence à rêver, dans son appartement de verre où personne n’a besoin de regarder les autres à travers la transparence des murs, puisque tout le monde fait la même chose au même moment. Il tombe même amoureux. Et Zamiatine adopte un style elliptique étonnant pour rendre compte de l’intrusion stupéfiante de sensations nouvelles et de sentiments jusqu’alors ignorés. Un médecin établit un diagnostic : D-503 développe une âme ! Terrible maladie, incurable ! il lui prescrit alors de longues promenades dans cette ville entourée du Mur derrière lequel s’agite l’horreur d’une vie non maîtrisée : les oiseaux volent où bon leur semble !
On trouve des passages savoureux sur les élections du Bienfaiteur lors du Jour de l’Unanimité : « Il va de soi que cela n’a rien de commun avec les élections désordonnées qui avaient lieu chez les anciens et dont- cela paraît ridicule-, le résultat lui-même était inconnu à l’avance. Que peut-il y avoir de plus insensé que d’organiser un Etat sur des contingences absolument imprévisibles, à l’aveuglette ? »… Nos politiques ne manqueront pas un jour de parvenir à cette conclusion…
Parvenu derrière le Mur grâce à l’amour, le personnage gagné peu à peu par la vie et son désordre, se retrouvera au cœur d’une révolution menée par « les ennemis du bonheur ».
Je conseille à tous les amateurs de dystopie, ces incontournables sources de réflexion sur notre monde et sur les dérives de l’humanité, la lecture de ce roman précurseur .