Il est assez rare que je lise de bout en bout et avec un intérêt constant un ouvrage d’Histoire. Mais il y a des historiens qui ont le talent de rendre passionnants leurs propos tout en gardant leur rigueur scientifique mais sans tomber dans le pavé abscons. Ingrao ou Longerich, également l’auteur de La conférence de Wannsee, font partie de ceux qui laissent transparaître le travail de l’historien tout en captivant.
Etudiant et confrontant les sources uniquement d’époque comme le rapport Sopade établi par les résistants et opposants allemands en exil, les rapports du SD (service de sécurité de la SS), de la Gestapo, des conseils régionaux etc et décryptant la presse selon son lien avec le parti, Longerich démontre scrupuleusement comment les nazis ont utilisé les médias pour manipuler les foules et faire du « problème juif » un paravent utile à leurs prétentions politiques.
Patiemment et inéluctablement, on a fait croire aux complots de la « juiverie internationale », on a tu ou minimisé les persécutions, on a fait croire à une opinion publique en réalité assez hostile à la violence et à la politique antijuive que c’était en son nom qu’on commettait de plus en plus d’exactions, de persécutions alors qu’elles étaient essentiellement le fait des membres (jeunes) du parti ou de la jeunesse hitlérienne.
Les consignes à la presse données par le ministère de la propagande étaient précises : minimiser les faits, les présenter comme acceptés unanimement, y compris lors du pogrom de novembre 38 (la Nuit de cristal) suite à l’assassinat par un adolescent juif de 17 ans du troisième secrétaire de l’ambassade allemande à Paris.
Si cet événement attisa encore la haine irrationnelle de ceux qui avaient rejoint le Parti, il fut largement minimisé, ce dernier se donnant même le rôle de pacificateur en expliquant que la « question juive » devait être réglée par les voies légales (en fait surtout pour préserver une image convenable aux yeux de la politique étrangère). On a du mal à comprendre cette haine ne s’appuyant sur rien autrement que par le sentiment d’être envahi (un tiers de la population de beaucoup de villes allemandes était composé de juifs). La propagande cherchait vainement les prétextes aux persécutions, accusant régulièrement les juifs d’être « insolents » ou « provocateurs » ; il faut dire que la grande majorité des juifs était bien intégrée à la société allemande, et depuis très longtemps ; il n’existait pas de « racisme systémique » dans la population, le Parti le déplorant souvent, accusant les allemands de ne rien comprendre au problème juif. Parfois, la propagande montre la misère de certains quartiers juifs appauvris justement par les soins de la politique antijuive pour dénoncer la saleté et la laideur des juifs… Parfois elle accuse les juifs d’être responsables de la guerre. Tout cela n’était donc que manipulation via une presse de plus en plus aux ordres (de nombreux textes cherchant à manipuler la presse illustrent cette orientation). Les paroles même de Goebbels le 21 août 1942 sont édifiantes : « Le ministre souhaite que tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, est contraire aux juifs, soit utilisé dans la presse allemande. Prochainement, diverses actions sont envisagées contre les juifs, dont, entre autres, le port obligatoire d’un grand brassard jaune. En attendant, il faut créer les conditions psychologiques qui empêcheront quelques intellectuels sentimentaux de se laisser à plaindre les « malheureux juifs ». Des communiqués montrant que les israélites ont supplié Churchill de faire la guerre, ainsi que le livre de Kaufmann (un américain ayant appelé à la stérilisation des allemands), pour lequel chaque article devra expressément s’employer à rappeler qu’il a été rédigé par un juif, contribueront à étouffer tout sentimentalisme inapproprié vis-à-vis du Juif. »
Lorsque la guerre fut déclarée, la propagande antisémite se renouvela en créant la notion de « judéo bolchévisme », les autres tentatives pour prouver l’existence d’un complot juif international contre l’Allemagne ayant eu peu d’échos. Parallèlement, les menaces concernant ceux qui auraient des relations avec les juifs s’intensifient. Malgré cela, beaucoup refusent de céder à la propagande nazie : « […] en particulier les cercles religieux et universitaires […] ne font preuve à cet égard d’aucune compréhension et croient encore intervenir en faveur des juifs. Ainsi, dans les cercles catholiques et protestants du front de la foi, les juifs sont vivement regrettés », regrette le bureau de la police de Brême.
A partir de 1942, la propagande évoque la « solution finale » non pas en parlant des déportations commises par l’Allemagne mais en demandant aux journaux d’évoquer celles des pays de l’Est, celles partant d’Allemagne étant censurées. Longerich dément donc l’idée reçue selon laquelle la politique antijuive nazie s’appuyait sur une opinion publique antisémite ; c’est même le contraire. Il y eut ainsi un assez grand nombre de procès condamnant à des peines de prison des colporteurs de rumeurs rapportant qu’on brûlait des juifs à Auschwitz, qu’il y avait des exécutions massives dans des camions. En septembre 1943, un dentiste ayant déclaré lors d’une discussion privée qu’un million de juifs avait été assassiné a été condamné à mort.
Malgré cela, une bonne partie de la population allemande était convaincue et horrifiée par les informations sur la « solution finale ». Très tôt, la presse étrangère en langue allemande où via des tracts distribués à la population par avion a informé sur les meurtres de masse. Thomas Mann en exil et déchu de sa nationalité informait la population sur la « solution finale » en cours dans des émissions en langue allemande. En septembre 1943, les évêques allemands diffusèrent un texte lu durant les offices qui condamnait fortement la mise à mort d’être humains en raison de leur race ou leur origine.
On est loin du cliché condamnant l’Eglise et la population ; ce cliché est en fait une reprise de la propagande nazie ; il perdure à l’effondrement du système !
En fait, la population était asservie par la propagande qui menaçait de représailles commises par les juifs en cas d’échec de la guerre. « Dans ce contexte de peur, la population répugna plus ou moins clairement à se préoccuper davantage des détails de la question juive et à confronter les informations fragmentaires et les prises de position officielles du régime. »
Je ne saurais trop conseiller cette étude à ceux qui s’intéressent aujourd’hui aux manipulations de masse toujours aussi puissantes et qui s’appliquent souvent en attisant justement la crainte d’une survivance des idées fascistes alors que ce n’est pas le passé qu’il faut craindre…