L'édition que j'ai lue contenait deux versions de la nouvelle intitulée Le Portrait, la seconde version étant la plus connue. Les différences entre ces deux textes en disent long sur le parcours de Gogol. En effet, la première version ressemble beaucoup à un de ces contes noirs et sinistres de Hoffmann, le fantastique y est très présent à travers un personnage qui n'est autre que l'Antéchrist lui-même.La question de la présence du Mal sur cette terre est posée directement, et le texte tourne autour de cette influence diffuse mais certaine du Mal sur les individus que nous sommes. Le texte est très sombre, à la fois réaliste et emprunt d'une profonde spiritualité (ce mélange incroyable que l'on retrouve si souvent dans la littérature et le cinéma russes).
Dans la seconde version, si le fantastique est toujours là, son importance a quand même franchement diminué au profit d'une critique sociale plus acerbe, et l'humour y a une place plus importante.
Ah ! L'humour de Nicolas Gogol ! C'est un peu l'arbre qui cache la forêt. Certes, cet humour est très présent, il imprègne la description des personnages, tous plus ridicules les uns que les autres. Il est terrible dans sa façon de n'épargner personne. Mais cet humour ne doit pas nous détourner du propos essentiel : ces Nouvelles de Saint-Pétersbourg sont terribles, elles baignent dans une ambiance horrible, sombre, leur propos est angoissant.
Ceux qui sont habitués à la littérature russe, et en particulier à Dostoievski, trouveront ici la description de l'importance essentielle de l'administration. Tous les personnages font partie de cette bureaucratie gigantesque qui, au fil des textes, apparaît comme une sorte d'ogre qui engouffre tout. Et qui dit administration dit aussi hiérarchie. Une hiérarchie qui est souvent la préoccupation primordiale des personnages. De nombreuses pages décrivent les rapports envers les supérieurs et les inférieurs. Parfois anonymes, les personnages se définissent avant tout par leur place dans la hiérarchie bureaucratique, et cette situation sociale devient vite une obsession. C'est cela qui rend fou le narrateur du Journal d'un Fou.
Saint-Pétersbourg, la ville de la bureaucratie, est alors plus qu'un décor. C'est un acteur de cette obsession. Ses rues incarnent littéralement la folie bureaucratique. Il n'y a qu'à lire le début de La Perspective Nevski pour se rendre compte que la ville elle-même est codifiée selon des rituels très précis, chaque grade de l'administration occupant l'avenue à tour de rôle. Passer d'un quartier à l'autre équivaut à une promotion sociale, ou à une chute.
Et cette obsession de la hiérarchie aboutit à une déshumanisation des personnages. C'est là peut-être le propos essentiel de Gogol dans ces nouvelles, ce qui ressort le plus, et la source de cette angoisse qui inonde le recueil. La situation absurde de se réveiller sans nez, et de s'apercevoir que son nez est devenu quelqu'un d'autre, de reconnaître son nez dans la rue, ne surprend pas le personnage, mais le terrifie parce que cela équivaut à son déclassement social. Et le narrateur du Journal d'un fou, s'apercevant que son rang dans la hiérarchie ne lui permet pas de convoiter la belle jeune fille de son directeur, se convainc alors qu'il est le roi d'Espagne.
Que ce soit sous l'effet de l'alcool, de la folie ou de l'ambition, tous les personnages perdent le contrôle d'eux-mêmes. Ils deviennent quelqu'un d'autre, pris malgré eux dans un processus qu'ils ne contrôlent pas. Ils perdent tous quelque chose : l'un perd son nez et l'autre son manteau, un peintre perd son art, etc. L'amour disparaît, remplacé par le désir. L'art disparaît, remplacé par la production quasi-industrielle de tableaux. La vie elle-même disparaît, remplacée par le pouvoir de cette administration et de cette capitale fabriquée ex-nihilo, ville fantôme sans réelle existence, sans âme, monde étranger (car la ville a été créée « à l'européenne », loin des tendances slaves des autres villes).
Le monde que décrit alors Gogol est un monde de frustration, d'angoisse et de convoitise. Voilà où se situe le Mal sur cette terre. La peur de perdre sa personnalité, d'être dévoré par cet ogre administratif. Et, de fait, ces personnages sont dénués de personnalité, ce ne sont plus des individus, mais plus des rouages d'une machine. Une machine gigantesque qui s'enraie et détruit ses propres engrenages.