Ce roman relativement court (206 pages), du japonais Yasunari Kawabata (1899-1972), prix Nobel de littérature en 1968, constitue une excellente approche de l’univers de l’écrivain et de l’esprit japonais.


Il date de 1949, soit peu de temps après la guerre qui fut une sombre période pour le Japon. Bien entendu, la défaite imprègne les esprits et on note quelques signes de déclin du traditionalisme, notamment avec des personnages qui sortent vêtus à l’occidentale pour reprendre une tenue typiquement japonaise dans laquelle ils se sentent probablement plus à l’aise dans leurs intérieurs. On imagine qu’au plus profond d’eux-mêmes ils cherchent le réconfort dans leurs traditions ancestrales.


Cela ressort en particulier dans ces passages qui décrivent la cérémonie du thé, dont le père de Kikuji était un fervent adepte. De ce père décédé, on apprend qu’il ne se contentait pas de ces cérémonies, puisqu’il collectionnait des objets précieux nécessaires à cette pratique. Autre personnage lié à ces cérémonies, Mlle Kurimoto Chikako, maître de thé. Très importante dans cette histoire, Chikako (son prénom) détentrice de connaissances pour lesquelles elle obtient une grande considération, se révèle un personnage ambigu. La cérémonie du thé constitue une sorte de recherche perpétuelle de la perfection, par le cadre, les objets et matériaux utilisés et surtout les attitudes, les gestes. Or, Chikako est en quelque sorte souillée d’emblée aux yeux de Kikuji. En effet, il garde un souvenir d’enfance (il devait avoir 8-9 ans), où en arrivant chez elle accompagnant son père, il avait eu l’occasion de la voir en train de se couper des poils disgracieux couvrant des taches sombres (de naissance), sur sa poitrine. Kikuji en gardait un réel dégoût, accentué par ce qu’il avait fini par réaliser :


si ce jour-là il avait pu observer cette scène, c’est que Chikako ne s’attendait pas à le voir en compagnie de son père. En réalité, elle ne se méfiait pas, parce qu’elle n’avait rien à cacher à son père qu’elle attendait. Chikako était donc la maîtresse de son père. Une liaison qui n’avait pas duré, son père ayant rompu pour nouer une autre liaison, avec Mme Ota.


Depuis, si Chikako a perdu tout attrait féminin, elle conserve une forte considération en tant que maître de thé et elle incite Kikuji à y prendre part. Pourtant Kikuji ne s’intéresse pas à la voie du thé, ni aux accessoires qu’on y utilise. Kikuji a 25 ans et semble encore très absorbé par ses réflexions sur son avenir. Célibataire, il habite une maison sans doute trop grande pour lui (ses parents sont tous deux décédés), mais sans souci domestique ou matériel apparent. Il semble qu’il n’ait pas trop l’habitude de côtoyer les femmes, du moins de façon intime. C’est sans doute la curiosité qui l’incite à enfin accepter une invitation de Chikako pour une de ces cérémonies du thé, car elle lui fait savoir qu’elle aimerait à l’occasion lui présenter la jeune et ravissante Mlle Inamura Yukiko. A cette cérémonie, Mme Ota et sa fille Fumiko sont également présentes (sans avoir été invitées, glisse Chikako à Kikuji). Vêtue de façon exquise, Yukiko officie à la demande de Chikako :


« … elle accomplissait chaque geste selon l’enseignement qu’elle avait reçu. Son style était dépouillé, sans manie personnelle. La rectitude et la sobriété de son maintien, cette ligne inflexible qu’elle avait du haut du buste à la pointe des genoux, tout cela exprimait une distinction certaine.
De jeunes feuillages croisaient leurs ombres sur la fenêtre derrière elle, et la lumière diffuse lui posait comme un doux éclat sur les épaules, glissant sur les manches du kimono, dont elle enrichissait les tons ; sa chevelure même semblait briller. Dans cette transparence, beaucoup trop claire évidemment pour une chambre de thé, la fleur de sa jeunesse resplendissait. Elle usait d’une soie rouge vif comme serviette, ce qui ne choquait pas entre ses mains de jeune fille mais donnait au contraire une impression de grande fraicheur. A chacun de ses gestes, on aurait dit une rose rouge s’épanouissant. Autour d’elle, c’était comme le vol de mille petits oiseaux blancs. »


On l’a compris, Kikuji est fasciné et charmé par la jeune fille. Peu de temps après, la belle Yukiko accepte une rencontre chez Kikuji, sur une invitation de Chikako. Et son attitude sans équivoque fait comprendre qu’elle donne son accord pour un mariage.


Alors, ils furent heureux, eurent beaucoup d’enfants et fin de l’histoire ?


Ce serait beaucoup trop simple. Le souci, c’est que Kikuji ne supporte pas que cette rencontre soit arrangée par Chikako. A partir de là, Kawabata développe son intrigue où Chikako intervient régulièrement, au grand dam de Kikuji qui supporte de moins en moins son sans-gêne pour chercher à arranger le mariage. Chikako ne se contente pas de parler beaucoup et de relancer régulièrement Kikuji. Elle va jusqu’à lui présenter un gros mensonge en forme de va-tout quand elle sent que la situation risque de lui échapper. Cherche-t-elle le bonheur de Kikuji en souvenir de son père, la satisfaction d’avoir provoqué la rencontre des jeunes gens ? Ou bien agit-elle avant tout sous l’impulsion de sa jalousie envers Mme Ota ? Kawabata entretient l’ambiguïté.


Ce personnage de Chikako étonne dans un roman où le dépouillement du style est au service de l’esthétique. Ses manières détonnent par rapport à sa fonction de maître de thé. Peut-être Kawabata cherche-t-il à suggérer une certaine décadence des mœurs (que Kikuji porterait par son désintérêt affiché pour cette cérémonie du thé, que son père pratiquait comme un art de vivre) ? On remarque que le blanc est très présent dans ses descriptions et il faut savoir que pour les japonais, cette couleur symbolise la pureté mais également la mort. Or, cette mort est ici très présente, avec un rôle fondamental dans l’intrigue. La mort ne serait-elle pas apportée par ces relations dominées par la sensualité ? Dans ce domaine, Kikuji ne peut oublier la voie choisie par son père et une nuit d’inattendue découverte de la volupté influencera ses choix pour toujours.

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le 11 nov. 2020

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