Quelle folie que celle de la suissesse Ella Maillart, quasiment née avec le siècle (le siècle dernier, le vrai), qui s'en va du haut de ses trente ans traverser l'Asie centrale depuis Pékin jusqu'aux Indes à travers des contrées hostiles et encore mal connues même encore aujourd'hui : les grands déserts d'Asie, l'immense marais salé du T'saïdam, le désert du Taklamakan, ...
Une région (le Xinjiang) qui revient sur le devant de l'actualité depuis les nouveaux démêlés des Ouighours avec le pouvoir chinois, un conflit ancré dans l'histoire depuis fort longtemps.
Mais avant même le récit palpitant de ces aventures incroyables pour l'époque, c'est la prose de l'auteure qui va nous accrocher : une écriture lumineuse, humaniste, simple et modeste mais riche et documentée. Un véritable régal, une rare pépite parmi les récits d'aventures ou d'exploration.
Contrairement à nombre de récits d'écrivains voyageurs, aucun nombrilisme, aucune pédanterie, ne viennent entacher la prose d'Ella Maillart.
Nous voici donc dans les années 30, embarqués dans l'aventure aux côtés d'une suissesse et d'un anglais (plus british tu meurs) qui va se joindre à elle : il s'agit de Peter Fleming, qui inspirera son frère Ian pour le personnage de James Bond !
Peter Fleming était journaliste globe-trotter mais sans doute également appointé par le MI6 !
Pour traverser le far-west chinois, un long et difficile voyage attend les deux compères, à dos de chameau ou à dos d'âne, à pied parfois. Il leur faudra contourner aussi bien les déserts que les tracasseries administratives de ces régions sous tension où ils risquent la prison si leur laissez-passer ne convient pas aux potentats locaux.
Ils longeront les grands déserts d'Asie, éviteront les cités trop contrôlées et remonteront à rebours la route qu'avait empruntée la fameuse Croisière Jaune de Citroën quelques années auparavant à travers le Pamir entre les sommets inaccessibles du Karakorum et de l'Hindu Kush.
[...] Je suis toute à la curiosité de cet avenir incertain, au
sentiment d'être délivrée désormais des obstacles des hommes ; toute à
la joie de sentir que chaque jour, maintenant, sera neuf, et qu'aucun
ne se présentera deux fois ; toute à mon application de n'observer
qu'une seule règle : celle de marcher droit devant moi.
[...] Peter me trouve trop sérieuse et je ne saisis pas bien l'humour
britannique (ce qui est aussi grave aux yeux d'un Anglais que "perdre
la face" pour un Chinois).
On y croisera la route du Pantchen Lama, on y verra les fleuves ne plus dévaler vers la mer, on y entendra des peuplades dont la langue connait quatre genres et vingt-huit pluriels, on y traversera des rivières qui ne coulent que la nuit lorsque les neiges des hauteurs ont suffisamment fondu en journée, on y verra des carcasses de chameaux, d'ânes et de moutons, et même une auto Citroën abandonnée.
Quelques cartes postales choisies parmi tant et tant d'autres mémorables :
[...] Pour la dernière fois j'avais vu couler l'eau vers la mer : dorénavant, pendant des mois, nous marcherions dans les bassins fermés d'Asie centrale.
[...] Les eaux du lac étant sacrées, la navigation y est interdite, et c'est pourquoi les lamas qui habitent sur l'île du KouKou Nor ne peuvent être ravitaillés qu'en hiver, lorsque la glace crée une route naturelle.
[...] Au centre du Tsaidam, nous sommes à trente ou quarante jours de la ville la plus proche.
[...] Nous sommes au bord d'un nouveau versant de l'Asie, avec de nouvelles mœurs et de nouvelles races. Les cadavres n'y seront plus abandonnés aux oiseaux de proie comme ceux des Mongols, la farine sera cuite au four au lieu d'être mélangée au thé, les prières monteront vers l'invisible Allah au lieu d'être marmonnées devant des bouddhas de terre cuite.
[...] Pendant l'hiver il n'y a que trois vieilles femmes à Dzoun. J'ai croisé l'une d'elles qui s'en allait, toute rabougrie, sa poitrine nue et décharnée hors du manteau de mouton. Sa peau couleur de chocolat, où des cicatrices laissaient des traces violettes, faisait penser aux coloris de Gauguin. >
[...] Une fois de plus il faut attendre : c'est décidément la seule qualité que nous acquerrons dans ce pays.
[...] Lors de la première rencontre ils nous avaient demandé si nous n'étions pas japonais, notion que nous nous étions empressés de rectifier. À Lanchow déjà, un agent chinois nous avaient pris pour tels, et je suppose qu'en Asie centrale ce terme est synonyme d'étranger venu de par-delà les mers.
[...] Compatissantes, les sœurs me laissent m'enfermer dans leur dispensaire avec un seau d'eau chaude et je me livre à une battue en règle contre les parasites qui troublent mon sommeil, ce qui m'était impossible dans notre caravansérail.
[...] Le bonheur le voilà : cette ivresse que crée un instant d'équilibre entre un passé qui nous satisfait et un avenir immédiat riche de promesses.
[...] Une fois de plus, comme au cours des nombreuses heures vides de ce voyage, je me demande ce qui me pousse vers les quatre coins du monde ?
[...] À Tashgourkan, quatre pays se touchent presque : la Chine, les Indes, l'Afghanistan et la
Russie. Leurs frontières ont été délimitées en 1905 [...] c'est alors que l'étroit territoire du Wakhan fut donné à l'Afghanistan afin que Russie et Indes ne soient pas en contact.
C'est une fort belle voix de femme, chaleureuse et lumineuse, qui nous parvient depuis les déserts d'Asie par-delà les montagnes les plus hautes.
Pour profiter pleinement du voyage, on ne saurait trop vous conseiller de prévoir de bonnes chaussures et quelques cartes de cette région méconnue.
PS : on avait déjà croisé brièvement la route de l'intrépide Ella Maillart aux côtés des alpinistes de Staline.