J'étais franchement étonné que le roman Oblomov ne soit connu que d'une frange minimale d'initiés alors qu'en Russie il est un classique des plus connus, au même titre que les livres de Tolstoï, Tchékov ou Pouchkine. Mais peut-être que cette différence de renommée nous dit quelque chose sur notre culture, littéraire du moins.
En Russie, de nombreux contes populaires font appel au personnage du paresseux, à ce personnage qui reste au lit pendant des années (décennies parfois) en attendant que tout lui vienne tout seul (y compris une épouse).
Vu ainsi, Ilia Ilitch Oblomov peut être vu comme un personnage typique d'une certaine culture littéraire russe, personnage qui se retrouve ici, surtout dans la première des quatre parties du roman, caricaturé. D'un certain côté, Oblomov est un peu une sorte de Don Quichotte, un projet visant à la fois à caricaturé un certain type littéraire et à dresser un portrait satyrique d'une classe sociale donnée.
Ilia Ilitch Oblomov est donc un paresseux intégral et absolu, une sorte de sommet de la paresse. Couché dans son appartement du centre de Saint Pétersbourg, il passe toute la première partie du roman à se demander comment mettre les pieds au sol, dans la vague éventualité de se lever peut-être à u moment ou à un autre. Et comme il ne fait rien lui-même, il demande tout à son serviteur Zakhar, tout aussi fainéant que lui (et qui, par exemple, ne nettoie certains endroits de l'appartement qu'à une certaine période de l'année).
Cependant, il ne faut pas se tromper de cible. Si Oblomov, de temps à autre, nous fait rire, les trois personnages principaux sont d'une grande complexité et échappe à tout esprit de caricature. Le personnages ridicules sont les seconds rôles, ceux surtout qui défilent chez Oblomov dans cette première partie (et que, pour une majorité d'entre eux, on ne reverra plus ensuite). Là, nous voyons défiler aussi bien des hauts fonctionnaires qui se dévouent au service de l'état (deux demi-journées par semaine, le reste du temps ils vont de fêtes en fêtes) que des parasites de tous les rangs sociaux qui ne cherchent qu'à profiter de la bonté (et la fainéantise) d'Ilia Ilitch. Ces personnages là sont franchement caricaturés et servent à une satire de la société russe de l'époque (satire qui pourrait parfaitement, sans trop d'efforts, s'adapter à notre France contemporaine, par exemple). Ce sont des personnages qui ont une fonction et y restent enfermés, ce qui n'empêche pas d'y voir un fameux trait de crayon de Gontcharov. L'auteur nous prouve que la caricature nécessite une grande finesse (ne serait-ce que dans l'observation d'abord).
Contrairement aux apparences, Oblomov, quant à lui, est un personnage complexe. Si la première partie verse du côté de la critique sociale, l'ensemble du roman est plutôt une description psychologique d'une grande profondeur. Ilia Ilitch et les deux autres personnages principaux, Olga Sergeïevna et Andréï, sont montrés dans toute leur complexité. Oblomov, qui aurait pu apparaître comme simplement ridicule, devient tour à tour touchant, émouvant, agaçant ou, pourquoi pas, franchement philosophique. Si sa fainéantise exaspère parfois, elle fait aussi réfléchir à bien d'autres moments. Finalement, Oblomov est celui qui refuse le mouvement permanent d'une société moderne où tout doit aller vite, où tout doit toujours bouger (quitte à s'agiter pour ne rien faire, quitte à brasser du vent à longueur d'années). En cela (et en bien d'autres choses d'ailleurs), le roman est d'une incroyable modernité, tant son questionnement sur la vitesse imposée par notre société est d'une actualité grandissante. Oblomov, c'est celui qui se met à l'écart, qui fait un pas de côté. C'est le doux rêveur qui cherche (volontairement ou non ? Ce 'est jamais tranché clairement et c'est une des ambiguïtés du roman) à se préserver du monde actuel et à vivre dans son monde, avec sa maîtrise du temps.
Gontcharov se révèle être une extraordinaire portraitiste, le sondeur des profondeurs de l'âme humaine, de ses paradoxes et de ses mystères.
Et que tout cela est bien écrit ! Le roman nous réserve des passages d'une grande poésie (dans la deuxième partie par exemple) ou des moments plus émouvants. Cependant, il serait impératif d'avoir une traduction française valable (fuir celle des éditions Folio : la traduction est assez bonne, mais tronquée, le texte étant incomplet).