L'art de la paresse est plus difficile à décrire que l'on ne croit, la meilleure preuve en étant que trois livres qui l'abordent en font trois portraits différents.
La paresse est d'abord une attente. C'est l'attente folle du lieutenant Drogo du Désert des Tartares qui, enfermé dans son fort sur une frontière désertée, attend la gloire qui viendra sous la forme d'envahisseurs dont la simple hypothèse donne un sens à son attente. Pour Buzzati, la paresse se nourrit d'espoir, et c'est ce qui la rend tragique, car une fois ce dernier parti il ne reste plus, monumentale et lamentable, que la montagne du temps perdu. La paresse est criminelle; c'est un tueur qui renvoie le présent au lendemain. Le pire, c'est l'angoisse qui vous suit et vous juge en permanence pour tout ce que vous ne faites pas et que vous devriez faire, la mauvaise conscience de savoir que l'on manque sa vie. La paresse de Buzzati est un péché cardinal.
Il y a une autre paresse dans la bienveillante oisiveté du Jerome K. Jerome des Pensées paresseuses d'un paresseux. La paresse n'est pas forcément stérile puisqu'en renvoyant au lendemain elle laisse un espace vide où peut fleurir un bon mot, une blague légère. Buzzati ne l'avait pas dit mais angoisse mise à part la paresse est assez agréable. C'est dans ce petit intervalle que se niche confortablement le paresseux, la pipe au bec et un bon livre à la main. Si l'on n'est pas de nature nerveuse, pourquoi se faire du tort ? On peut vivre longtemps ainsi, et la mort est fort brève.
Mais le roi de la paresse c'est Oblomov, sans doute parce que chez lui elle n'est pas un accident ou un état temporaire mais une véritable distorsion de la réalité. Autour de lui tout se fige, la poussière, les objets, les événements alentours. Même ses amis les plus agités ne peuvent pas l'arracher à la torpeur dans laquelle il trouve beaucoup plus qu'un plaisir innocent : elle le justifie, elle lui donne corps, elle l'empêche de s'effondrer. Enlevez sa paresse à Oblomov et il s'évapore en un éternel potentiel qui ne sera jamais. Rendez-la lui, et il s'illumine, tout prend sens. La poussière en suspension dans la pièce se charge de mystère, ses bibelots deviennent des monuments indestructibles. Goncharov, en évitant à Oblomov la confrontation de la réalité (puisque son expulsion de son logement, bien qu'actée, est renvoyée à la semaine prochaine, soit après la fin du livre), le rend tout-puissant et pathétique. Sans ce rappel à l'ordre, le présent ne commencera jamais, et l'avenir ne s'arrêtera pas.
Aujourd'hui encore Stolz viendra en coup de vent pour proposer à Oblomov de sortir, danser, voir les filles de Saint-Pétersbourg ou se promener en forêt. Aujourd'hui encore Oblomov soupirera, refusera mollement, il y a tant à faire. Une fois son ami parti, il s'étirera dans son lit défait. Quand ces gens si pressés prendront-ils le temps de vivre ?
Vivre ! Dans le fond c'est tout ce que demande Oblomov. Il y rêve déjà. Quand d'une humeur un peu plus batailleuse il se prend à rêvasser il voit le bonheur derrière ses paupières closes. Une femme aimante, des serviteurs dévoués, une ferme où la vie s'écoule paisible. On croit Oblomov inerte ou éteint, mais il y a sous la cendre une véritable flamme qui ne demande qu'à s'embraser à nouveau. Il attend, simplement, que l'occasion se présente.
En attendant, allongé, il rêve et songe au temps où il pourra vivre.
Vivre...