Avant Arasse j'étais myope :-) ... mais ça c'était avant...
d’après, Daniel Arasse, Le regard de l’escargot,
dans " On n’y voit rien "
"Vous trouvez çà normal, vous ?
Dans le somptueux palais de Marie,
au moment (ô combien sacré) de l'Annonciation,
un gros escargot
qui chemine, yeux bien tendus,
de l'Ange vers la Vierge,
vous n'y trouvez rien à redire ?"
Pourquoi cet escargot,
dans le tableau de Francesco del Cossa,
L'Annonciation (1470)
conservé à la Gemäldegalerie de Dresde ?
L’escargot, dans une Annonciation,
est une simple singularité
d’un peintre de Ferrare ?
http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/c/cossa/index.html
Dans un chapitre de son ouvrage " On n’y voit rien ",
Daniel Arasse propose une analyse passionnante de ce tableau de 1470.
- Dans le Journal of Warburg and Courtauld Institutes, une spécialiste propose cette explication :
" ces braves primitifs croyaient que l’escargot était fertilisé par la rosée ;
celui-ci était facilement devenu une figure de la Vierge ".
L’ennui, pour Daniel Arasse, c’est que cette figure est absente des autres Annonciations, et que l’escargot se trouve plutôt dans les Résurrections.
- p 31-32, il cherche, avec humour, une équivalence éventuelle entre l’escargot et Dieu.
" Manifestement, le Dieu-escargot ou l’Escargot-dieu n’ont pas été considérés sérieusement par l’exégèse chrétienne "
" Je trouvais mon interprétation divertissante et je la proposais régulièrement aux étudiants. J’y croyais à moitié, mais, de toute façon, ce n’était pas inutile : ça leur montrait qu’on peut réfléchir quand on regarde un tableau, et que réfléchir n’est pas nécessairement triste ".
- p 32 : D Arasse envisage également une figuration de " l’insupportable longueur du délai qui sépare la Chute d’Adam et Eve et l’Annonciation ". Mais " Umberto reconnut qu’il n’avait pas de texte médiéval précis en mémoire " (pour étayer cette thèse), mais " s’il n’en trouvait pas, il l’écrirait lui-même. Il n’était pas inexpert en la matière ".
- Ensuite, Daniel Arasse confronte ce tableau à l’escargot avec d’autres oeuvres :
une Annonciation de Crivelli (une pomme et une courge occupent le bord du tableau),
http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/c/crivelli/carlo/index.html
une Annonciation de Filippo Lippi (un vase transparent),
http://www.wga.hu/preview/l/lippi/filippo/1440/06annunc.jpg
un Saint Jérôme pénitent de Lorenzo Lotto
avec une sauterelle :
http://www.mystudios.com/art/italian/lotto/lotto-st-jerome.jpg
sans sauterelle :
http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/l/lotto/1507-10/index.html
p 35 : " Vous savez ce que c’est : on réfléchit, on réfléchit, on n’avance pas et puis, tout d’un coup, ça y est, on voit ".
p 40 : " Autrement dit, comme le vase de Lippi, comme l’escargot de Cossa, comme la sauterelle de Lotto fixe le lieu d’entrée de notre regard dans le tableau . Elle ne nous dit pas ce qu’il faut regarder, mais comment regarder ce que nous voyons ".
p 43 : " L’escargot, par sa disproportion, fait, localement, échec à la profondeur fictive de la perspective. D’ailleurs, le palais de la Vierge est rigoureusement inconstructible ".
" L’escargot nous montre qu’il ne faut pas se laisser prendre à l’illusion de ce que nous voyons, ne pas y croire… C’est au terme d’un tour de force perspectif que le peintre ruine subrepticement le prestige de la perspective. (…)
p 44 : " Francesco del Cossa n’avait pas lu Panofsky. Il ne savait pas que la perspective allait devenir la forme symbolique d’une vision du monde qui serait rationalisée par Descartes et formalisée par Kant. Il ne pouvait pas le savoir. Ce qu’il sait, en revanche vers 1470, c’est que la perspective est une affaire de mesures.(…) Elle construit l’image d’un monde commensurable… Et ce monde n’est pas infini. Seul Dieu est infini. Le monde de Cossa reste fini, clos, à la mesure de l’homme.(…) "
" La perspective s’est emparée de tout. Elle a réduit Dieu à une figure lointaine, dans le ciel. Comment pourrait-elle donner à voir ce qui fait l’essentiel de l’Annonciation ?…
L’anomalie de l’escargot vous fait signe ; elle vous appelle à une conversion du regard et vous laisse entendre : vous ne voyez rien dans ce que vous regardez. Ou plutôt, dans ce que vous voyez, vous ne voyez pas ce que vous regardez, ce pour quoi, dans l’attente de quoi vous regardez : l’invisible venu dans la vision . "
Petit conseil aussi :
Ecouter Daniel Arasse dans Histoires de peintures,
25 entretiens rediffusés par France Culture en février 2004 et en janvier 2009
Histoire de peintures, c'est aussi un livre-cd paru chez Denoel 11/2004
Rééd. Folio-poche 2006
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