Reprenant les mots de Beckett, Deleuze disait dans son abécédaire, à propos des intellectuels qui vont au bout du monde pour parler ou écrire : «On est con quand même, mais pas au point de voyager pour le plaisir». Éric Chevillard transforme cette assertion en une chose délectable et féroce, avec le voyage d’Oreille rouge au Mali.

L’homme est écrivain, invité en résidence d’écriture en Afrique. Il ne compte pas y aller, casanier, pleutre et ne connaissant rien, mais il jouit d’étaler cette perspective, se voit grand voyageur, le clame sur tous les toits.

«Négligemment lâchée dans toutes ses conversations, l’information fascine. Il en tire sans bouger tous les prestiges du voyageur. Voyons-nous l’hiver prochain, dit-il, puis ajoute à moins que je ne sois en Afrique. Je me demande si je ne vais pas faire un saut au Mali en janvier, murmure-t-il, songeur, comme pour lui-même. Écoute, je ne peux pas m’engager, il n’est pas impossible que je sois en Afrique à ce moment-là.
Pour qui nous prend-il ?»

Piégé par la perspective qu’il a lui-même tracée, il s’apprête à partir, mais en fait des cauchemars. Continuant de se fabriquer un personnage idéal et grotesque, il fait l’acquisition d’un carnet de moleskine pour y consigner ses précieux écrits de voyage. Il rêve d’être l’élu, l’homme blanc dont la plume capturera l’essence de l’Afrique.

Le voyage finalement entrepris est un extraordinaire chapelet de poncifs et un portrait jouissif et ridicule du touriste écrivain voyageur, cristallisé autour du carnet de moleskine et de la quête d’Oreille rouge pour apercevoir des hippopotames, ou autres bêtes sauvages depuis longtemps disparues.

Oreille rouge écrit dans son carnet de moleskine le titre de son grand poème sur l’Afrique car c’est tout ce qui lui vient. Et si les mots se font rares, c’est parce qu’il est le seul, à parfaitement saisir l’essence aride de l’Afrique. Oreille rouge se voit en homme libre en Afrique, car il écrit hors des lignes de son petit carnet. Mais, homme gris et conformiste il est et restera, et tel un Adrien Deume, à son retour, il reportera tout sur des fiches bristol classées par thème dans un beau classeur neuf.

Oreille rouge est pathétiquement comique, une outre de clichés, un exploiteur inconscient, tourné en ridicule par les habitants du village, tel Toka qui prétend lui faire découvrir les hippopotames.

«Tout ce qu’il est possible d’extraire, de puiser, de capturer, de cueillir, de produire en Afrique sera extrait, puisé, capturé, cueilli et produit puis précipité pêle-mêle dans son poème.»

Et son retour en France ne pourra rien changer, car si cet homme s’est rêvé «polyglotte, piroguier, danseur, musicien», il demeure tel qu’il a toujours été, lourd et rabougri, simplement affublé d’une paire d’oreilles plus rouges.
MarianneL
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le 12 sept. 2013

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