Il serait tentant de hurler au génie, de s'émerveiller du message que fait passer Chevillard, de sa façon de se jouer des codes de la littérature de voyage, de les contourner pour mieux s'en affranchir. Cela pourrait être facile. Un 9/10 après tout "c'est bien la moindre des choses quand on innove". Mais - car il y a souvent un mais -, un 9/10 ça serait un peu comme louer une oeuvre d'art contemporain sans en avoir compris la portée mais qu'on ne pourrait pas critiquer de peur de passer pour le prolo du coin. Essayons d'argumenter.
Tout d'abord, aux premiers mots, l'incipit nous prévient et nous informe que l'on ne parcourra pas les sentiers d'une narration et d'une écriture classiques : "ne rien attendre de sensationnel venant de lui". Assez courant en littérature contemporaine, mais passons. Ce "lui" dont il est question c'est le personnage principal , "il pourrait s'appeler Jules ou Alphonse" et n'est que vaguement décrit par un narrateur externe désabusé. "Lui" (qui se fera appeler par la suite "Oreille rouge"), doit partir au Mali mais est réticent à l'idée de voyager, est attaché à sa sédentarité ainsi qu'à ses habitudes ("au nom de quoi faudrait-il toujours partir ? Et s'il était plus aventureux de rester ?"). On le découvre au travers du flot de pensée qui précède ce grand voyage qu'il redoute mais auquel il se résigne, à reculons. L'intrigue, divisée en trois parties (départ, voyage, retour), se concentre donc sur ce voyage au Mali où le personnage se rend en vue d'écrire un long poème sur le continent.
Ce qui compte ici, ce n'est pas l'intrigue. Ce qui compte ici, c'est le portrait caricatural du personnage principal que décrit l'auteur en transgressant les principes de la littérature de voyage. Oreille rouge revêt tous les apparats nauséabonds du touriste occidental : il est un homme pressé, n'ayant que faire des explications qu'on lui apporte ; un homme imbu de ses idéaux, persuadé de sa supériorité. Ici, le voyageur n'est plus le philanthrope renaissant, ni l'explorateur dix-neuzièmiste. Il est le touriste peint aux traits grossiers, préparant avant son départ les phrases qu'il pourra professer à son retour. Mais Chevillard ne s'arrête pas là. A cette parodie du touriste s'ajoute celle du créateur. Ne sachant qu'écrire mais persuadé de la grandeur du futur écrit, le personnage principal souhaite "emprisonner" l'Afrique dans un poème. La métaphore coloniale (le personnage rêvant de tout capturer, de "tout piller" de l'Afrique) lie sans doute les deux figures moquées dans Oreille rouge : le touriste et l'écrivain.
Alors vu sous cet angle, le roman est évidemment une réussite. Pour expliquer ce 6 et non ce 9 qui me tentait, je vais être contrainte de quitter les chemins de cette tentative analytique et emprunter ceux de ma petite subjectivité. Je vais renverser la comparaison que j'ai exposée au départ. Face à ce roman, je me sens face à une oeuvre d'art dont j'aurais compris la portée mais qui serait, en fait, franchement laide. Un peu comme face à l'oeuvre de Martin Parr, qui nous invite à réfléchir sur le tourisme de masse au travers de photographies sur-exposées, Oreille rouge est à mon sens exactement dans cette lignée : le comique est présent, le jeu avec les codes classique est certain, le message et le fond sont pertinents. Le problème est que cela n'est pas "beau" et le plaisir devient manquant. Alors serait-ce un gout trop prononcé pour le classicisme ou un regard obtus à l'innovation artistique qui causerait ma difficulté à m'immerger totalement dans le génie de Chevillard ? En tout cas, sans une probité, même à minima, sans une intrigue, même au rabais, j'ai du mal, je m'ennuie et je reste - comme souvent avec cette littérature-là - sur ma fin, aussi pertinente puisse être la critique de fond qui ressort de l'ouvrage.