Marthe Robert dans cet essai consacré au genre romanesque se pose la question suivante : pourquoi écrit-on des romans ? Ou plutôt : pourquoi raconte-t-on des histoires ?
Pour répondre à cette question, elle s'appuie sur la théorie du "roman familial" freudien, idée selon laquelle tout homme, durant l'enfance, se forge une fable relative à son origine : pour pallier l'inévitable narcissisme mégalo que Freud voit inévitablement en tout enfant, ce dernier serait contraint de s'inventer une histoire familiale mythique faisant de ses parents des étrangers indignes de lui - chaque frustration étant ainsi remplacé par le mythe de son adoption ("puni de dessert ? logique puisque mes parents ne le sont pas vraiment et que mes vrais parents, ceux qui m'aiment et qui sont dignes de moi, me retrouveront un jour...!").
Ça, c'est pour les bases. Et c'est déjà là que ça se corse. Le postulat de départ de l'ouvrage est donc l'implacable, l'inéluctable, l'inégalable théorie freudienne du complexe d'Œdipe. L'idée n'est ni plus ni moins qu'un tel complexe est un fait humain universel et incontestable. Rien que ça. Alors, elle ne le dit pas explicitement, mais elle en parle comme tel.
Conséquence d'un tel complexe : à l'origine de l'écriture d'un roman, il n'y aurait rien d'autre que ce bon vieux déterminisme névrotique.
Résultat, et c'est là que ça commence à parler roman plus que divan, "à strictement parler, il n'y a que deux façons de faire un roman : celle du Bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l'attaquant de front ; et celle de l'Enfant trouvé qui, faute de connaissance et de moyens d'action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie."
Ainsi, apparaissent les deux concepts qui vont structurer l'oeuvre : le Bâtard et l'Enfant Trouvé. Les Bâtards se seront les romanciers réalistes, les vigoureux qui affrontent le monde et le père en cherchant à soumettre le monde et le père à leurs désirs (désirs sexuels forcément, maman tout ça...) : les Hugo, les Balzac, les Tolstoï, les Dostoïevski. Les Enfants Trouvés, ceux qui pourtant ont donné naissance au genre, seront les romantiques, les idéalistes, les oniriques, qui refusent d'affronter le monde (ceux qui boudent) et qui préfèrent se réfugier dans le monde de leurs idées : les Cyrano, les Novalis, les Kafka, et avant eux leurs pères fondateurs : les Cervantès et Defoe. Et aussi, parfois, entre les deux, des êtres hybrides : un Flaubert tiraillé entre sa Tentation de Saint-Antoine et son Education sentimentale.
Petite drôlerie éditoriale : la même année que cet ouvrage franchement freudien paraît L'Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. Difficile de tomber plus mal...
Je dis plus mal, car pour ma part, je suis plus anti-Œdipe que complexe d'Œdipe... Et ça, si ça n'engage que moi, ça entache malgré tout mon rapport au propos défendu par Marthe Robert...
Car au-delà d'un postulat que je ne partage pas et de certaines analyses trop biographo-psychologisantes à mon goût (j'ai beau aimé les critiques psychanalytico-littéraires version école de Genève voir le père de Stendhal partout ça me fatigue vite), l'ouvrage a toutefois le mérite de proposer une lecture particulièrement riche des origines de l'histoire romanesque à travers l'analyse des Enfants Trouvés que sont Don Quichotte et Robinson Cruosé.
À mon sens, en décloisonnant ses concepts (le Batard et l'Enfant Trouvé) d'une lecture psychanalytico-centrée et en les réintégrant dans une lecture plus fondamentalement littéraire (c'est-à-dire en abordant l'oeuvre, non plus comme une simple confession névrosée (consciente ou non) mais comme l'exploration d'un rapport au monde et à l'existence), ces derniers gagneraient en pertinence.
Peut-être que de cette façon, enfin, la théorie et la critique littéraires, à l'image de la littérature elle-même, de cet art qui ne vit que de son propre questionnement et de sa propre remise en cause, pourront avoir une valeur heuristique féconde, s'intéressant enfin au monde et à sa profondeur, cessant enfin de tourner autour d'elles-mêmes, délaissant enfin les images qu'elles projettent sans fin sur le désert de leurs volontés, pour, à leur tour, donner vie et forme, non pas à une idée, mais bel et bien à une question.