Complètement fou, complètement anglais
Orlando, ce livre totalement étrange, insaisissable et cependant tout à fait ce qu'on attend d'un roman anglais. Orlando, l'histoire d'un jeune lord anglais qui se rêve poète et qui va traverser les siècles tout en changeant de sexe, comme ça, pour rien, sans que personne ne sache comment cela se produit, presque au milieu du roman.
La littérature, la société, la vie, sont les trois axes principaux du roman. En suivant les aventures d'Orlando nous sommes invités à nous interroger sur de nombreux sujets, à en rire, s'en émouvoir ou s'en étonner ; les usages sociaux, parfois si ridicules, qui parfois ne tiennent qu'à peu de choses, qui sont si relatifs, si drôles et presque vains à les voir ainsi ; les ambitions des poètes, les carcans littéraires, la naïveté des écrivains en herbe qui se persuadent qu'ils révolutionneront le monde de la littérature ; l'amour, étrange, magnifique, triste, incongru et hasardeux, ou bien fou et tendre ; les hommes et les femmes, et les distinctions que la société établit entre eux. Tout cela est abordé en passant, au beau milieu du récit, s'y insérant sans qu'on s'en aperçoive, au gré des réflexions d'Orlando. En filigrane, ajoutons le temps, ce temps qui s'écoule, qui change tout bien que rien ne change, qui montre l'évolution absurde des choses tout en rappellant que l'homme reste toujours l'homme, absurde, drôle, attachant, ridicule.
Par ailleurs, se pose aussi la question de l'identité. Sexuelle, on l'a vu ; mais au-delà de cela, l'identité de chacun, notre caractère, nos aspirations, parfois si contradictoires, cette difficulté de parvenir à une adéquation avec nous-mêmes : tout cela, Orlando le vit, et nous à travers lui. Qui suis-je ? Suis-je rêveur, poète, ambitieux, cynique, triste, amusé, misanthrope, amoureux, aimé-je les vertes prairies anglaises, les maisons bien ordonnées ou les déserts turcs ? Qui étais-je, qui serai-je, comment ai-je changé, en quoi suis-je le même ? Tout cela, insensiblement, traverse l'esprit d'Orlando tout au long du roman – cette difficulté à saisir qui l'on est au moment présent quand ce moment même, sitôt écoulé, voit un autre lui succéder, différent, semblable, analogue mais subtilement modifié.
Le tout enrobé d'une vague poésie qui saisit parfois, de façon tout à fait inattendue, la plume de l'auteur, au détour d'une phrase, d'une anecdote, d'une digression en forme de moment de grâce. La description de la Londres légère du XVIIIe se muant en comparaison avec la Londres sale et dangereuse du temps de la reine Elizabeth, qui soudain nous décrit l'arrivée du nuage noir qu'est le XIXe est pour moi un très bon exemple. Ou l'amour joli et fantasque entre Lady Orlando et son mari. Ou encore la description très belle de cette prostituée qui prend Orlando pour un homme et est racontée comme une jolie apparition, avant de partir en vrille soudainement lorsqu'elle comprend le sexe de son interlocuteur pour virer à une satire de la vision qu'ont les savants du XVIIIe de la femme. Le tout avec un humour fin et qui touche juste.
Sans avoir l'air d'y toucher, distillant ses idées sous une plume doucement ironique, discrètement acérée, Virginia Woolf aborde des thèmes essentiels, dont s'est déjà emparé la littérature avant elle, mais en les embrassant tous d'un seul geste ; sans trancher, mais en s'interrogeant, honnêtement, tranquillement, et en invitant son lecteur à la suivre dans cette folle danse qu'est la poétique vie de son héros / héroïne. Et croyez-moi, une danse pareille, ça ne se refuse pas.