Cela fait vingt-trois ans, soit l’exacte moitié de sa vie, que Iouri a tourné le dos à la Russie et à la tyrannie paternelle pour s’établir en Amérique. Lorsqu’il est appelé au chevet de son père mourant, il retrouve un homme toujours aussi brutal et méprisant à son égard, mais taraudé par une question sans réponse : qu’est devenue sa mère après son arrestation en 1950 sous ses yeux de bambin de quatre ans ? Iouri va se lancer sur les traces de sa grand-mère disparue, partant du berceau familial, Mourmansk, où Klara fut scientifique dans un centre de recherche, et son père patron d’un chalutier-usine.
Se déroule alors une passionnante saga à rebours, à la lecture prenante et aux personnages campés avec justesse et sensibilité : après la vie et le point de vue de Iouri qui, élevé à la dure et brimé, n’a eu d’autre échappatoire que la fuite, l’on découvre le parcours de son père, muré dans une carapace de brutalité qui lui a permis de survivre à l’explosion de son enfance, à l’ostracisme et à la misère contre lesquels il a dû se battre ensuite. Enfin, grâce à un enchaînement de circonstances peut-être quelque peu romanesque, Iouri va pouvoir reconstituer une partie du parcours de sa grand-mère, avalée par le terrible goulag.
En s’intéressant aux répercutions des purges staliniennes sur plusieurs générations d’une même famille et jusqu’à nos jours, ce récit offre une perspective historique et sociétale de la Russie, d'où émerge une formidable force de résilience, mélange d’acharnement parfois brutal à s’imposer et à réussir, et d’application à oublier pour mieux se tourner vers l’avenir.
Quatre principaux tableaux marquent cette vaste fresque : le quotidien à Mourmansk, cette ville au nord du cercle polaire où la neige est noire ; le puits sans fond du goulag et des camps de travail sibériens ; l’isolement glacé d’une île de l’Océan Arctique où les Nenets, nomades éleveurs de rennes, tentent encore de préserver leur mode de vie ; et, sans doute le plus spectaculaire et le plus réussi : l’épuisant et terrifiant huis-clos des campagnes de pêche à bord des chalutiers-usines russes, en compagnie de véritables forçats de la mer dont la rudesse n’a d’équivalent que celle des éléments.
Voyage autant géographique que temporel où la brutalité des hommes laisse néanmoins la place à de jolis passages poétiques sur la mer, les oiseaux et les beautés de la nature arctique, ce livre est aussi un hommage à l’impressionnante résilience de l’âme russe.
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