Écrit tout juste après Cinq semaines en ballon, en 1863-1864, mais publié seulement en 1994 (la découverte du manuscrit par Jean Verne est d'ailleurs décrite par ce dernier, à la fin de l'édition Livre de poche, comme une histoire à part entière), Paris au XXe siècle fut violemment refusé par Pierre-Jules Hetzel, l'éditeur de Verne, pour de multiples raisons, notamment parce que cela nuirait à la réputation de l'auteur.

En l'état, même si je placerais le livre dont il est question ici en dessous de Cinq semaines en ballon et Voyage au centre de la terre (ses deux seuls livres que j'ai lus pour le moment), je le trouve bien écrit tout de même. Certes, le roman aurait pu avoir droit à quelques modifications, quelques corrections, ce qui aurait été probablement fait si Hetzel aurait daigné le publier. C'est d'ailleurs amusant de constater que l'une des raisons concernant le refus de la publication du roman par l'éditeur est le fait qu'il est demandé à Michel, le personnage principal du récit, de créer une pièce de théâtre basé sur une braguette laissée ouverte par inadvertance. Ce passage, qui ne choquera personne aujourd'hui, valu pourtant un bon « vous êtes toqué ! » à l'auteur, de la part de son éditeur.


Mais là où Paris au XXe siècle devient vraiment intéressant, c'est quand on s'intéresse à la dernière grosse raison du refus de la part d'Hetzel : son pessimisme.

Pour le coup, cette critique justifie à elle seule la lecture de ce livre. Jules Verne a beau, en effet, toujours été présenté comme une sorte d'éternel optimiste en ce qui concerne l'avenir et les technologies du futur, Paris au XXe siècle nous permet de voir l'auteur amiénois d'un autre œil. D'un œil bien plus pessimiste donc, un état d'esprit qui, contrairement à ce que l'on pourrait croire, n'a pas été présent chez l'auteur qu'à la fin de sa vie.


Forcément, Verne oblige, le progrès scientifique a une part majeure dans le récit, et forcément (encore une fois), là où ses autres écrits ont tendance à prendre place dans un futur relativement proche, avec Paris au XXe siècle, on vise un peu plus loin : près d'un siècle plus tard plus exactement.

Le récit prend place en 1960, à Paris (sans déconner ?). Dans le monde dépeint par Verne, l'art n'existe pratiquement plus, les grands littéraires français ont été oubliés, de toute façon, plus personne ne les lit (Victor Hugo est un inconnu). L'Empire Français existe toujours, on a eu un Napoléon V au pouvoir, la France a encore ses colonies, c'est l'État qui s'occupe de la culture (jusqu'au point de brider toute once de créativité)… bref, si on s'en tient à cela, c'est un carton rouge pour Verne en ce qui concerne ses prévisions sur l'avenir. Pourtant, si on peut remarquer que l'auteur a aussi très souvent raison, j'aurais aussi tendance à dire que lorsqu'il a tort… c'est très souvent pour de bonnes raisons.


Prenons un exemple :

Le jour où une guerre rapportera quelque chose, comme une affaire industrielle, la guerre se fera.

Autant Verne n'a pas réussi à prévoir la guerre franco-prussienne de 1870 ainsi que les deux conflits mondiaux qui s'ensuivront, autant le rapport entre la guerre et l'industrie n'est pas sans rappeler la Première Guerre Mondiale ou encore l'économie de guerre, le Victory Program étasuniens. On notera, au passage, qu'autant Jules Verne donne l'impression d'être un « bandeur de guerre » par moment, qu'autant sa logique de « courage » qui se perdrait dans la guerre avec l'arrivée de l'artillerie n'est pas si stupide que ça.

Exemples plus joyeux, j'évoquais plus haut la culture, le fait que les pièces de théâtre du monde dépeintes par Verne présentent des sujets ridicules (le fait qu'on conçoive une pièce basée sur une braguette laissée ouverte par inadvertance). Pour le coup, autant Verne n'a pas réussi à prévoir le cinéma, autant certains passages ne sont pas sans rappeler le monde dans lequel on vit.

En trente-six heures, on pouvait livrer une comédie de genre ou une revue de fin d'année.

Génial ! Jules Verne avait prévu l'existence Dany Boon et Christian Clavier.

Nous n'avons que faire de nouveauté ; toute personnalité doit disparaître ici ; vous aurez à vous fondre dans un vaste ensemble qui produit des œuvres moyennes.

Ah tient, c'est au tour des Marvel.


Plus sérieusement, si Verne ne vise pas tout le temps juste, il lui arrive rarement d'avoir tort sur toute la ligne (à l'exception de la mode vestimentaire, mais là, je crois que c'est le cas pour 99 % des romans d'anticipation), et très souvent, les raisons qu'il invoque sont loin d'être stupides. Par exemple, si la présence d'un métro aérien en plein milieu de Paris peut prêter à sourire, c'est parce que Verne pensait, en plus des « énormes difficultés d'exécutions » que la création d'un métro souterrain pouvait entrainer, que cela n'aurait absolument rien d'attrayant pour les voyageurs (et du point de vue du campagnard que je suis, c'est le cas). En outre, ce même « railway métropolitain automatisé », a d'un certain point de vue bien existé, via le prototype SAFEGE dans les années 60, et surtout aujourd'hui, via le VAL. Toujours concernant les moyens de locomotion, le fait d'avoir prédit que les voitures seraient accessibles au plus grand nombre est une chose, avoir prévu la voiture à hydrogène, qui se rechargerait via des bornes dédiées, en est une autre.

Vous l'aurez deviné, on se rapproche parfois davantage d'un Paris au XX[I]e siècle que d'un Paris au XXe siècle.

Dans ce même ordre d'idée, l'accessibilité à la nourriture, le fait qu'« il fallait être bien dégoûté pour mourir de faim ; la science ne le permettait pas », n'est pas sans rappeler la malnutrition occidentale, celle qui empoissonne ses consommateurs avec des produits « pas chers »… heureusement pour nous, le pain de houille n'existe pas encore.


En outre, on pourrait que si certaines descriptions ne ressemblent en rien au Paris du XXᵉ ou XXIᵉ siècle, qu'elles ont tendance à se rapprocher de ce que l'on peut retrouver chez les Étasuniens (encore eux !). En effet, les places de plus en plus élargies avec les années et la multiplication des boulevards, le fait qu'« il n'y a plus de maisons, il n'y a que des rues ! » n'est pas sans rappeler l'ossature même de certaines villes américaines. Dans un autre registre, concernant le « démon de l'électricité », aussi titre d'un chapitre, il est intéressant de noter que dans le Paris dépeint par Verne, que la guillotine a été remplacée par une décharge électrique toute aussi mortelle.


Finalement, là où l'auteur a sans nul doute frappé le plus juste concerne la mondialisation. Le rôle de l'économie donc, la prédominance de l'Anglais (et même le chinois qui prend de l'ampleur), l'altération du Français à cause de cette langue, et le lien très fort entre la science, la technologie et le capitalisme. Un monde dans lequel les études scientifiques sont considérées comme les plus importantes, dans lequel les humains ont été remplacés par des machines et dans lequel la monnaie est devenue virtuelle… ma foi, pour le coup, on n'est clairement pas si loin de la réalité.


Bref, avec Paris au XXe siècle, Verne ne vise pas tout le temps juste. Pourtant, si on s'en tient à l'anticipation en elle-même, il vise plus juste que de nombreux auteurs qui écriront pourtant après lui.

Certes, certains pans du scénario auraient mérité à être réécrits, améliorés, notamment la relation entre Michel et Lucy, qui surgit de nulle part. Aussi, certaines critiques ont mal vieilli, par exemple toute la critique entourant le féminisme et la fin de la famille traditionnelle ; tout comme le discours de Quinsonnas lors du chapitre XII qui ressemble davantage à un commentaire de réac' sur CNews qu'autre chose. Mais, encore faut-il rappeler, qu'en plus de ne pas avoir été corrigé, que cet écrit date de 1863-1864… je crois qu'on peut pardonner à l'auteur ce genre de discours.

Paris au XXe siècle reste tout de même un ouvrage extrêmement intéressant si on souhaite avoir affaire à un Verne plus pessimiste qui, sans trahir son style, arrive à se révéler plus touchant. Un amoureux des sciences certes, mais aussi de la littérature française, au point de consacrer un chapitre entier de son livre à ses grands auteurs, ainsi que de rendre un hommage, dans ses toutes dernières pages, à Alfred de Musset, décédé quelques années avant l'écriture du livre dont il est question ici.

Quoi qu'il en soit, si Jules Verne ne retouchera pas à Paris au XXe siècle de son vivant, il réutilisera certains de ses éléments pour Une ville idéale. Impossible de dire si on a perdu au change. Dans tous les cas, Paris au XXe siècle est un roman qui fait office d'exception dans la bibliothèque de l'auteur, information qui justifie à elle seule sa lecture.


La belle langue française est perdue; celle que d'illustres étrangers, Leibniz, Frédéric le Grand, Ancillon, de Humboldt, Heine choisirent pour être l'interprète de leurs idées, ce merveilleux langage dans lequel Goethe regrettait de ne pas avoir écrit, cet élégant idiome qui faillit devenir grec ou latin au quinzième siècle, italien avec Catherine de Médicis et gascon sous Henri IV, est maintenant un horrible argot. Chacun, oubliant qu'une langue vaut mieux aisée que riche, a créé son mot pour nommer sa chose. Les savants en botanique, en histoire naturelle, en physique, en chimie, en mathématiques, ont composé d'affreux mélanges de mots, les inventeurs ont puisé dans le vocabulaire anglais leurs plus déplaisantes appellations; les maquignons pour leurs chevaux, les jockeys pour leurs courses, les marchands de voitures pour leurs véhicules, les philosophes pour leur philosophie, ont trouvé la langue française trop pauvre et se sont rejetés sur l'étranger ! Eh bien ! tant mieux ! qu'ils l'oublient ! elle est plus belle encore dans sa pauvreté et n'a pas voulu devenir riche en se prostituant ! Notre langue à nous, mon enfant, celle de Malherbe, de Molière, de Bossuet, de Voltaire, de Nodier, de Victor Hugo, est une fille bien élevée, et tu peux l'aimer sans crainte, car les barbares du vingtième siècle n'ont pas pu parvenir à en faire une courtisane !
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le 8 sept. 2023

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