Adrienne, large, grise et neutre au numéro 7 de la rue de l’odéon tient une librairie/bibliothèque de prêt, qui est comme le ventricule droit du point névralgique de la littérature des années 20. Le ventricule gauche est tenu par le talon plat, Sylvia Beach, américaine qui officie au numéro 12 à Shakespeare and co. Entre ces 2 ventricules, la rue de l’Odéon, et au rythme de ces 2 femmes, la littérature des années folles qui s’anime et rayonne depuis Paris partout dans le monde. Je ne suis pas habituée aux essais. J’aime le transport de la fiction. Ce livre m’a plu à la hauteur de ce qu’il peut plaire. Il n’a d’ailleurs pas été écrit pour plaire mais pour laisser trace de 2 femmes intermédiaires de la littérature de la première moitié du 20e siècle. Il y a beaucoup de mots dans cet hommage à ce power couple lesbien de la littérature. On apprend, on comprend et on s’immerge dans ce Paris révolu. On ne s’amuse pas ou très peu dans le style assez enrobant de Laure Murat. Ce n’est pas une lecture plaisir mais ce n’était en aucun cas l’ambition de l’auteur. Ce sont des mots sur des pages mais le processus et le résultat sont si éloignés d’un roman que le parallèle s’arrête là. On voit les heures de lecture, la recherche et l’analyse de lettres, livres, les heures à écumer livres de compte, notes de frais, correspondances et chefs-d’œuvre. Le tout est rassemblé, condensé ou même empaqueté en 9 chapitres thématiques. La méthode précise de Laure Murat transparaît dans cette organisation minutieuse. D’abord, Adrienne, puis Sylvia, du joyeux à l’intime dans la structure, et du détail pour gonfler le tout. Avec un style exigeant et intelligent, la chercheuse retranscrit 30 ans de contribution indirecte mais indispensable à la vie culturelle des années folles et de l’entre-deux-guerres. Il y a de l’intelligence partout dans ce livre ouvertement intello qui se lit comme le sous texte de livres que je n’ai pas lu. La propriétaire de Shakespeare and co édite Ulysse de James Joyce en 1922. Adrienne supporte Paul Valéry, conseille Gide, soutient Fargue. Ce livre m’a été recommandé dans le cadre d’un club de lecture lesbien que j’ai dû rejoindre trop tard pour que ne me soit recommandé les triviales Sarah Waters ou Wendy Delorme. L’homosexualité n’est pas un point central de l’ouvrage et c’est bien normal vu la richesse des vies d’Adrienne et de Sylvia. Néanmoins, passionnée de saphisme, c’est sur ce point que je souhaite commenter en détail ce livre. L’attitude discrète d’Adrienne sur son homosexualité est un classique encore très tendance chez certaines lesbiennes aujourd’hui. De tout temps, la lesbophobie intériorisée reste au menu. Un désir, possiblement ardent, mais résolument discret pour les femmes anime encore beaucoup de « honteuses-out ». Héritières d’Adrienne, elles en sont sans en être grâce à la richesse de leur personnalité. Elles sont lesbiennes s’il faut l’admettre mais le mot n’est jamais suivi d’un point. « Je suis lesbienne mais ce n’est pas toute ma personnalité ». Elles ont vu the l word mais l’admettent sous la contrainte. Elles ont même parfois présenté des filles à leurs parents mais ne l’ont pas dit à leurs collègues. Elles n’ont pas d’amies lesbiennes et ne debriefent d’Arcane avec personne. Bien entendu, être out est un acte courageux pour des privilégiées et un déchirement pour certaines (beaucoup), moins chanceuses. Et j’entends que concilier famille, collègues, amis et homosexualité nécessite parfois de limer certains angles. Néanmoins, je tiens trop à mes contours pour être dissoute et me rogner pour un entourage qui n’est pas le mien. Mettons la honte des honteuses back dans le closet ! Le point d’honneur que fait Adrienne à éviter le favoritisme envers d’autres lesbiennes est daté. Déployer des efforts pour éviter d’être assimilée à d’autres lesbiennes est vexant et blessant. Gardons ces pratiques pour l’entre-deux-guerres.J’utilise ce livre trop intelligent pour moi comme prétexte pour faire un parallèle avec un sujet qui me tient à coeur. Pour une critique formelle du contenu du livre il me manque un doctorat, une demi douzaine d’œuvres complètes et 5 à 10 ans d’écriture. (Oui, ce livre est légèrement vexant)