Je fais partie de ceux qui, lorsque le Prix Nobel de littérature fut attribué à Annie Ernaux, jugèrent la récompense suprême imméritée. J'avais lu Les années, qui ne m'avait guère impressionné. Tout le contraire de ce Passion simple.
Car la langue très simple d'Annie Ernaux fait mouche presque à chaque page dans ce tout petit livre qui raconte ce qu'est la passion amoureuse. Qu'une féministe comme Annie Ernaux fasse l'éloge de ce qu'il faut bien avouer une soumission totale au bon vouloir d'un homme, voilà qui est subversif, donc fait pour me plaire : la littérature a, selon moi, vocation à nous amener vers des abîmes que nous n'osions explorer.
Entièrement dépendante des caprices d'un homme marié qui la voit quand il a le temps, la narratrice s'estime pourtant chanceuse, comme elle le dit page 40 :
Il n'y avait pas de raison de trouver plus juste mon attitude ou la sienne. En un sens j'avais plus de chance que lui.
Chanceuse, car cette soumission est associée pour elle à l'extase. Page 41 :
Dans le R.E.R., le métro, les salles d'attente, tous les lieux où il est autorisé de ne se livrer à aucune occupation, sitôt assise, j'entrais dans une rêverie de A. A la seconde juste où je tombais dans cet état, il se produisait dans ma tête un spasme de bonheur. J'avais l'impression de m'abandonner à un plaisir physique, comme si le cerveau, sous l'afflux répété des mêmes images, pouvait jouir, qu'il soit un organe sexuel pareil aux autres.
La narratrice est littéralement dévorée par l'homme dont elle s'est éprise. Page 45 :
Lorsqu'il téléphonait pour qu'on se voie, son appel cent fois espéré ne changeait rien, je restais dans la même tension douloureuse qu'avant. J'étais entrée dans un état où même la réalité de sa voix n'arrivait pas à me rendre heureuse. Tout était manque sans fin, sauf le moment où nous étions ensemble à faire l'amour. Et encore, j'avais la hantise du moment qui suivrait, où il serait reparti. Je vivais le plaisir comme une future douleur.
Mais l'homme finira par la quitter. Page 58, Annie Ernaux décrit cette période avec des mots qu'on retrouvera sous la plume de Grégoire Bouillier, autre grand peintre de la passion amoureuse (qui, lui, ne fait pas vraiment dans la concision !) :
Durant toute cette période, toutes mes pensées, tous mes actes étaient de la répétition d'avant. Je voulais forcer le présent à redevenir du passé ouvert sur le bonheur.
La description se poursuit page 60, avec ici une faiblesse dans le style :
Le week-end, je m'obligeais à une activité physique forcenée, ménage, travaux de jardinerie. Le soir, j'étais épuisée, les membres engourdis, comme après que A. avait passé l'après-midi chez moi [bof cette répétition de "après"]. Mais là c'était une fatigue vide, sans souvenir d'un autre corps et qui me faisait horreur.
Page 63, de nouveau une faiblesse dans la langue :
J'avais envie de relire l'un ou l'autre des livres que j'avais lus ["relire les livres que j'ai lus" ? elle eût pu trouver mieux] si vaguement quand A. était là. L'impression que l'attente, les rêves de ce temps-là y étaient déposés et que je retrouverais ma passion pareille à ce que je vivais alors.
Page 76, on constate le même problème, mais ici la répétition de l'auxiliaire avoir fonctionne mieux car elle sert l'idée de tourner en rond sans aucun sens.
J'ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps [joli]. J'ai découvert de quoi on peut être capable, autant dire de tout. Désirs sublimes ou mortels, absence de dignité, croyances et conduites que je trouvais insensées chez les autres tant que je n'y avais pas moi-même recours. A son insu, il m'a reliée davantage au monde.
Quel beau paradoxe que celui d’un enfermement qui relie davantage au monde !
A un moment, elle le retrouve mais ces retrouvailles s'avèrent décevantes, ce que j'ai trouvé très juste. Page 74 :
J'ai l'impression que ce retour n'a pas eu lieu. Il n'est nulle part dans le temps de notre histoire, juste une date, 20 janvier. L'homme qui est revenu ce soir-là n'est pas non plus celui que je portais en moi durant l'année où il était là, ensuite quand j'écrivais. Cet homme-là, je ne le reverrai jamais. Pourtant, c'est ce retour, irréel, presque inexistant, qui donne à ma passion tout son sens, qui est de ne pas en avoir, d'avoir été pendant deux ans la réalité la plus violente qui soit et la moins explicable.
Il faut souvent de nombreuses pages pour faire une grande oeuvre. Rares sont les textes courts qui atteignent des sommets. Je citerais spontanément Bartleby de Melville, Des souris et des hommes de Steinbeck ou Le petit prince de St-Ex. Malgré ses quelques faiblesses - indignes d'un Prix Nobel ! - Passion simple rejoint ce cercle très fermé. Sa "morale" ? Mieux vaut vivre enchaînée mais intensément qu'être libre dans la banalité. Sans doute Annie Ernaux n'en fait-elle pas une règle de vie : elle affirme juste être heureuse d'avoir vécu cette expérience, qui lui a fait toucher du doigt des terres inconnues. Et elle a su trouver les mots justes pour l'exprimer.