La fable du nom de famille
Le nom de famille est une drôle de fable qu’une série d’individus se transmettent pour mieux se regrouper autour d’une histoire prétendument commune, du moins tirée d’un seul fil. Cela prévalait...
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il y a 3 jours
Le nom de famille est une drôle de fable qu’une série d’individus se transmettent pour mieux se regrouper autour d’une histoire prétendument commune, du moins tirée d’un seul fil. Cela prévalait encore — à vue de nez — avant le XIXe siècle, lorsqu’on naissait et mourait, au mieux, à quelques kilomètres de son village natal. Et encore, cela concernait principalement les lignées paysannes, les petits commerçants. D’autres eurent moins de chance dans cette quête de stabilité : les persécutés, les voyageurs, les contraints. Tant qu’ils restaient sur le sol national, il était encore possible pour les descendants de se raccrocher à quelques traits physiques : le cheveu châtain, le teint bronzé, admettons. Mais encore, qui n’a pas un ami au sang breton, à l’œil si clair, ou entendu parler d’un aïeul qui ramena un peu de son teint olive dans le tracé de l’ADN ?
Le nom est une fable.
Cette fable, recensée avec minutie lorsque les populations augmentaient dans les pays, a pris un tournant brusque lors des drames successifs depuis la fin du XIXe siècle. Les bombardements, les déplacements multiples ont détruit à la fois les structures administratives mais aussi la transmission orale. Ils ont camouflé la réalité des corps en danger.
Certaines régions ont toutefois su préserver leur histoire. Strasbourg, par exemple, a bénéficié de la rigueur allemande dans l’enregistrement des faits et gestes de la population locale : naissance, travail, mariage, décès. Ainsi, dans son livre La Maison hantée, lorsque Michèle Audin s’installe dans cette ville à la trentaine, elle peut aisément retracer l’histoire de son immeuble : qui y a vécu, qui y a fait quoi. La superposition factuelle des mariages et des noms de famille découverts lui permet de dresser le portrait de ces petites gens, ahuris face à la montée de la guerre et au rejet. Tout en glissant subtilement quelques brins de son propre quotidien, Michèle Audin interroge sa propre vie — et la nôtre aussi. Qui sommes-nous, d’où venons-nous ? Elle se perd dans les mémoires endormies, tire tant bien que mal les récits romanesques d’un couple ayant vécu dans son appartement. Elle frôle même le voyeurisme en esquissant en quelques lignes le quotidien d’une famille alsacienne du XXe siècle.
Mais elle n’est pas la seule à vouloir percer ces minces lignes d’archives. Vanessa Springora s’y attelle également, avec plus de hargne, son cœur et son corps condamnés à la fable de son propre nom de famille. Patronyme, son dernier livre, explore et réinterprète le nom de famille, de sa linguistique la plus brute à ses modifications et arrangements. En quête de l’identité de son père, elle remonte la piste de son grand-père. Pour saisir les mensonges de cet inconnu, mort dans la médiocrité, elle déroule peu à peu l’histoire honteuse des Springer. Un voyage à Prague, des larmes pour avoir manqué l’occasion d’interroger les anciens… Tout cela pour tenter de rétablir sa filiation.
Vanessa, comme Michèle, s’efforce d’imaginer l’histoire de ces gens ayant traversé le XXe siècle et la guerre mondiale. Les trains empruntés, les différents logements habités.
Mais cette enquête met surtout à jour la force d’un jeu de dupe. La capacité qu’avait alors un homme pour manipuler sa propre histoire pour l’adapter aux modes de l’époque. Springer, Springora… Josef, Joseph. Le passage de l’Est à l’Ouest est un Styx où la descendance se perd.
Il n’est pas étonnant que la fameuse « troisième génération » soit prostrée, angoissée par la perte de ses racines. Dans la fange remuée par Patronyme, j’ai personnellement été saisie par le mensonge des noms de famille. Pour accompagner l’autrice j’ai travaillé en parallèle sur ma propre famille et suis tombée des nues en voyant qu’un nom qui nous paraît si solide dans notre administration actuelle, n’est qu’une couverture cousue de fil blanc. Des allemands embêtés se trafiquaient des noms français, des juifs se glissaient dans la peau d’un chrétien polonais au profil anonyme…
La mer de nos savoirs s’est fendue en deux et avec elle grandit la difficulté de se retracer depuis le XXe siècle. Les déplacements de l’Est, mais surtout le silence prolongé des survivants de la guerre, ont éteint une mémoire que des livres, des films et où le Mémorial tentent de maintenir.
Et bien sûr je repense à cette phrase culte d’Adorno : « écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Il me semble même que parler après Auschwitz l’est tout autant. Les langues se sont tues, il est devenu malvenu de remuer ces vieilles histoires. La mythomanie est le refuge d’une seconde génération, se drapant dans un passé glorieux ou une histoire romanesque pour mieux construire son présent. Est-ce ridicule ou, au contraire, un héroïsme teinté d’excentricité ?
Et je m’interroge encore sur la fable des noms de famille… Que transmettre aux enfants qui viendront après nous ? Devons-nous chercher à tout prix la moindre parcelle de vérité, ou pouvons-nous, nous aussi, nous inventer ? Vivre sa vie et son passé comme un roman ou comme une archive régionale ? Je ne sais pas encore, pas plus que je ne sais s’il existe un repentir pour les menteurs, les malfaisants, comme pour les honnêtes gens.
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