Qu'est-ce que le stoïcisme ? La question mérite d'être posée tant cette sagesse tend à être brandie n'importe comment pour justifier n'importe quoi.
Le stoïcisme, c'est d'abord un parti-pris : ce qui est est bon.
Ce qui est, c'est le cosmos, c'est-à-dire le monde. Le monde est un tout organique. L'expression n'a rien à voir avec le fascisme, comme on a déjà pu me le sortir sur ce site. Il s'agit simplement de dire que tout, dans la nature, est régi par des rapports d'interdépendance. Chaque chose est à sa place, chaque chose a son intérêt ou a son rôle à jouer dans l'harmonie du monde. Après la parenthèse mécaniste de Descartes, les écologues (les savants qui étudient la science écologique) ont réintroduit cette vision organiciste du monde dans la science moderne, en étudiant les rapports entre les espèces vivantes entre elles et avec leur environnement et non plus seulement pour elles-mêmes (comme le faisaient les botanistes ou les zoologues), ce qui veut aussi dire qu'ils ne définissent plus les choses en soi mais par rapport à.
Pour les stoïciens, ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Ce qui explique non seulement la promotion qu'ils firent de l'astrologie (les choses d'ici-bas correspondent aux choses dans le Ciel) mais, surtout, leur vision de la société, elle aussi pensée de façon organique. La société, pour les stoïciens, est comparable à la nature : c'est le cosmos en plus petit. Dans la société, il y a des personnalités différentes, des tempéraments et des caractères variés ; il y a différents métiers, différentes fonctions, différents rôles. Mais toute cette variété d'hommes et de femmes contribue au fonctionnement harmonieux d'un ensemble organisé : la société, la cité.
Pourquoi ce qui est est-il bon ? Parce que, pour les stoïciens, rien n'est dû au hasard. Le monde est animé par un principe qui l'organise, qui lui donne une forme, qui l'ordonne, et qu'ils appellent Dieu — ou Zeus, c'est-à-dire le dieu souverain qui établit l'ordre, l'harmonie et la paix dans le chaos originel dominé par les Titans. L'œuvre de Dieu, c'est la Providence. La Providence parce que rien n'arrive sans raison et que la destinée du monde va toujours vers quelque chose de bon. La Providence est conforme à la Raison : tout dans ce monde a une raison d'être qui correspond à sa propre logique du bien.
L'homme fait partie de ce tout dont il est une composante qui a son rôle à jouer dans l'harmonie du monde : il ne se distingue pas de la nature, il en fait partie. Mais l'homme est aussi pourvu de libre-arbitre, ce qui veut dire qu'il peut délibérément agir contre la nature. Heureusement, l'homme est aussi pourvu de raison. Or, la raison, pour les stoïciens, c'est ce qui permet de se conformer à la nature, c'est-à-dire à la Raison du monde. On voit que le sens de la Raison chez les modernes a complètement changé : d'une possibilité de vivre en bonne entente avec la nature, elle est devenue un pouvoir d'asservissement et de transfiguration de la nature au service de l'homme et de ses désirs subjectifs.
Pour faire simple, ce qui était raisonnable dans l'Antiquité, c'était de se conformer à ce qui est. Ce qui était déraisonnable, en revanche, c'était de poursuivre des désirs contraires à la nature, c'est-à-dire des désirs irréalisables, donc des illusions. Avec l'avènement de la science moderne et de la philosophie des Lumières, la Raison est devenu la capacité de l'homme de comprendre le monde en tant que simple machine, et donc d'apprendre à le transformer à sa guise grâce aux sciences naturelles, économiques et sociales pour poursuivre le confort, la prospérité, la paix, la sécurité, la liberté, l'égalité, la bonne morale voire la société sans classes et la fin de l'histoire. Idées que l'on retrouve notamment chez Smith mais aussi chez Kant, Hegel, Marx ou Keynes, pour lesquels la quantité matérielle générée par le progrès des sciences et des techniques doit permettre l'amélioration de la qualité spirituelle et morale des hommes.
À l'inverse des modernes, les Anciens estimaient que poursuivre ses désirs individuels était une folie. Pour les stoïciens, il faut combattre ses passions parce qu'elles nous éloignent de la raison du monde et, ce faisant, génèrent un malheur inutile. Car pour les stoïciens, le malheur n'est qu'une opinion. Voir dans un temps pluvieux un mal est une opinion : objectivement, c'est un bienfait pour la nature, comme tout autre phénomène ici-bas. Le mauvais temps permet le beau temps. La maladie, la santé. Le mal, le bien. La guerre, la paix, etc. Tout, dans le monde, est organisé en doubles opposés qui doivent s'équilibrer. Le mal réside dans l'excès et le bien dans la juste mesure, dans la bonne proportion.
Il faut, grâce à la raison, prendre conscience du fonctionnement du monde et de la nature pour comprendre que tout y poursuit une forme de bien et, par ailleurs, la seule forme de bien possible puisque la nature étant ce qui est, si ce qui est n'est pas bon, alors le bien ne peut pas être. Pour le dire autrement, ce n'est pas à l'homme de dire ce qui est bien : il n'y a que ce qui est. Il n'y a pas de transcendance possible ; s'il y a un principe spirituel, il agit dans la matière et n'en est pas séparé. Il n'y a rien pour altérer ou transfigurer le monde matériel tel qu'il est : de telles croyances ne correspondent qu'à des fantasmes d'êtres humains, donc à des illusions qui mènent nulle part et sont d'aucune utilité pour mener la vie bonne d'un simple citoyen dévolu à sa cité. On ne peut pas non plus désirer figer les choses dans une réalité éternelle car, dans la nature, tout change, mais tout change pour ne jamais changer puisque rien de réellement nouveau ne se passe jamais dans la nature.
De plus, comme tout dans le monde est uni dans des rapports d'interdépendance, alors ce qui est un bien pour le monde est un bien pour la société et ce qui est un bien pour la société est un bien pour l'individu. Les écologistes (les promoteurs de l'écologie politique) ont malheureusement rarement de jugeote mais quand ils en ont, ils formulent souvent des postulats de ce type, qui permettent de remettre en cause radicalement le capitalisme en tant que processus d'illimitation des désirs égoïstes. Il faut en conclure que l'individu doit être capable de limiter ses propres désirs pour le bien de tous et que la société doit pouvoir limiter ses désirs pour le bien de la nature. Or, le bien de la nature est aussi le bien de la société et le bien de tous est le bien des individus.
Mais le stoïcisme n'est pas qu'une pensée du monde et de l'homme. C'est aussi une sagesse pour soi, une praxis.
Si la nature est un tout contraignant, alors la vie humaine est elle-même limitée par des contraintes. L'homme est limité dans les choix qu'il peut faire : beaucoup de choses lui échappent. Il ne décide pas ce qu'est la nature et il ne peut pas faire de la nature autre chose que ce qu'elle est. En conséquence, il ne peut pas décider son destin. Deux options s'ouvrent alors à lui : soit il se rebelle contre la fatalité et il n'en subira que malheurs et frustrations puisque la nature ne peut pas être ce qu'elle n'est pas, soit il accepte son destin et, même, le désire, le recherche. Cette attitude, c'est l'amor fati, l'amour du destin. Une notion que l'on retrouve chez Homère et, développée à l'extrême, dans la foisonnante littérature islandaise du XIIIe siècle, c'est-à-dire dans les sagas. Pour les Islandais d'alors, aimer son destin c'est simplement aimer ce qu'on est. Accepter et embrasser son destin, c'est ce qui est héroïque et s'y dérober, c'est une forme de lâcheté particulièrement honteuse.
Mais loin des rochers, des glaces et de la nuit des Islandais, les stoïciens de la chaleureuse et civilisée Méditerranée y mettaient moins de tourmente et de fracas. Il s'agissait surtout, pour eux, de savoir vivre une vie bonne et simple. De pratiquer une forme d’ascèse, de simplicité de la vie, mais une vie qui reste en bonne entente avec la société. Le sage stoïcien ne cherche pas à s'isoler du monde, au contraire. L'homme doit vivre avec les autres et la poursuite de la sagesse ne doit jamais l'éloigner de ses fonctions, de son rang, de son utilité sociale.
Marc Aurèle devait en être plus conscient qu'un autre, lui qui était empereur de Rome. C'est peut-être la raison pour laquelle des quelques philosophes stoïciens dont les écrits nous sont parvenus, c'est celui qui a, à ma connaissance et à mon avis, le plus insisté sur cette vision du cosmos en tant qu'un tout harmonieux. La lecture de ses Pensées pour moi-même a pour cette raison quelque chose de touchant, tout le monde s'accorde pour le dire. Ce sont les propres carnets personnels de l'empereur, où il rédige ses réflexions dans l'intimité des rares instants de solitude que lui autorise son rang. Il s'y dessine une forme d'humanisme tolérant animé par une grande humilité. La pensée stoïcienne y est non seulement une sagesse pour soi-même mais aussi une sagesse pour le bien commun, les deux étant intimement liés. Rien à voir, donc, avec la réinterprétation individualiste qu'en font les coachs en développement personnel.
Bien sûr, dans le détail, on peut adresser à la pensée stoïcienne un certain nombre de critiques. Mais les stoïciens eux-mêmes mettaient en garde contre l'excès de science et de philosophie (d'intellectualisme pourrait-on dire) et ne cherchaient pas à produire une Vérité à la façon des platoniciens ou des chrétiens. Pour rester, donc, dans le plus simple et le plus pratique, je dirais que la principale limite du stoïcisme, c'est de prôner une rationalité du comportement qui peut risquer de contraindre excessivement les désirs, les sentiments, les émotions, au risque d'amoindrir la qualité sensuelle et sensorielle de la vie humaine. Une forme d'ascèse qui peut devenir excessive et à laquelle a beaucoup puisé le monachisme médiéval. La condamnation de l'homosexualité (voire de la sexualité tout court), déraisonnable car inutile, vient d'ailleurs de là plus que du christianisme.
Enfin, il y aurait beaucoup à dire encore sur la pensée de Marc Aurèle et, notamment, sur ce qui concerne l'art de mener une vie bonne en accord avec la sagesse, sur un plan plus individuel. Mais je crois qu'on perd la profondeur de cette sagesse, et ce qu'elle a de plus ressourçant pour les hommes de notre époque, si on l'isole de la vision du monde et de l'homme qu'elle porte.