Aussi farceur que spirituel, aussi irrévérencieux qu’érudit, Perspective(s) confirme l’étendue du talent de Laurent Binet, sa propension à repousser les limites de son audace, et flatte l’intelligence de son lecteur en le plaçant à la convergence de nombreux sujets riches et importants, sans jamais oublier que la littérature est un jeu et qu’il est plaisant de s’en divertir.
Impressionné,
d’abord, par la contrainte formelle que Laurent Binet s’est imposé. Le roman épistolaire est un genre rare, placé sous le haut patronage des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos auquel, c’était inévitable, ce texte paie allégeance.
Pourtant, Binet va beaucoup plus loin, puisque les lettres rapportées (et évidemment présentées comme réelles, dans un artifice familier et efficace de validation de la fiction par le prétexte réaliste) sont signées par une vingtaine d’auteurs différents. Un tour de force qui peut effrayer le lecteur de prime abord, d’autant que le livre s’ouvre sur la liste de ces intervenants, et qu’à simplement la parcourir, on craint de s’y perdre très vite.
Il faut, bien sûr, accorder toute sa confiance à Laurent Binet, dont l’art de romancier va très vite permettre d’identifier les voix et les styles : en fonction de leurs origines sociales ou géographiques, et de leurs interlocuteurs, il n’y en a pas un pour s’exprimer comme les autres. L’exploit relève autant pour le romancier de la recherche (il a beaucoup lu des textes d’époque, notamment de certains de ses personnages, histoire de cerner leurs styles) que de la licence poétique, car il est évident qu’il se régale et s’amuse à donner corps et âme à ses protagonistes par la langue qu’il leur accorde.
De plus, le récit est traversé de plusieurs trames romanesques qui lient certains personnages entre eux de manière permanente. Aussi, en fonction des sujets abordés dans les lettres, on s’habitue très vite à voir intervenir certaines plumes et pas d’autres, et l’on localise rapidement l’ensemble du personnel romanesque sur une carte mentale très limpide.
Enthousiasmé,
ensuite, par l’insolence dont Laurent Binet s’est fait une marque de fabrique, en particulier dans La Septième fonction du langage (qui tirait à vue sur le petit monde philosophique et intellectuel français des années 1970-80). Sa jubilation à soulever les jupes des faux semblants, des hypocrisies de cour, des hystéries religieuses propres à l’époque, est hautement contagieuse.
Le titre, avec son énigmatique « s » entre parenthèses, s’explique très vite, puisque le genre épistolaire permet précisément de multiplier les points de vue sur une période aussi mal connue (en France en tout cas) que passionnante, aussi bien du point de vue artistique que théologique, politique ou économique. Avec une facilité déconcertante, Laurent Binet traverse toutes ces problématiques avec un souci du détail et de la justesse historique, met en lumière ce moment charnière de l’art pictural où la notion de perspective est pour ainsi dire théorisée en Italie, tout en se permettant des fantaisies réjouissantes par la manière (globalement fictive) dont il met en scène ses personnages.
Aussi farceur que spirituel, aussi irrévérencieux qu’érudit, Perspective(s) confirme l’étendue du talent de Laurent Binet, sa propension à repousser les limites de son audace, et flatte l’intelligence de son lecteur en le plaçant à la convergence de nombreux sujets riches et importants, sans jamais oublier que la littérature est un jeu et qu’il est plaisant de s’en divertir. Bluffant !