La publication de Pertes et Profits de Leontia Flynn, au Corridor bleu, dans la collection S!ng, s’inscrit dans la continuité de la traduction de la « Lettre aux amis » (deuxième partie de cet ouvrage) de l’autrice par Théo Bourgeron dans la Revue Catastrophes. L’œuvre est accompagnée d’une préface du traducteur et d’une postface de Pierre Vinclair, qui co-dirige la revue Catastrophes et dirige la collection S!ng. Ces deux paratextes inscrivent le livre de Leontia Flynn dans une perspective historique, en deux sens : dans quelle tradition elle s’insère (Eliot, Auden, Plath, etc.) et quels apprentissages peuvent en tirer les auteurs actuels (apparence classique, construction ferme, absence d’ironie, un modernisme très subtil). A l’intérieur de cette deuxième flèche, la perspective prosodique qui est le nerf de la guerre de la revue Catastrophes et de Pierre Vinclair sur son propre blog.
Effectivement, ces éléments sont bel et bien marquants. Les références intertextuelles sont certes marquantes dans la deuxième partie et la troisième, mais pas tellement dans la première. Plus marquant m’a paru le rapport aux objets, au quotidien, puisque c’est à la fois un rapport intime, mais sans lyrisme apparent. La notion de « lyrisme » est désormais une vieille lune, je l’utilise ici pour dire : ce que fait Leontia Flynn est effectivement très contemporain, bien que cela n’apparaisse pas au premier abord, car c’est fait de manière très subtile. Les choses, les objets, ne sont pas soumis à jugements de valeur : on n’a ni l’exaltation d’une partie des modernistes, ni la déploration de l’autre partie. Cela m’a marqué parce que c’est une technique qui m’est inconnue : en prose ou en poème, je n’arrive pas à décharger les objets de jugements. Cela paraît peut-être peu de chose à ceux qui n’écrivent pas, ou à ceux qui ont dès le début eu l’habitude d’être extrait d’eux-mêmes, mais moi, cela m’a servi : la technique flynnienne m’est un apprentissage. Je ne reviens pas sur l’absence d’ironie, thème déjà bien travaillé par Pierre Vinclair dans sa postface, et vis-à-vis de laquelle je ressens de même.
Les poèmes qui m’ont le plus plu, dans la première partie, sont finalement ceux à paradoxes, c’est-à-dire ceux de contenu plus convenu dans la poésie contemporaine. C’est un tiraillement étrange de lecteur-auteur, dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises : en tant que lecteur, je préfère des œuvres qui sont inutiles à ma réflexion d’auteur ; en tant qu’auteur, je préfère des œuvres qui m’irritent, me déroutent, m’obligent à réfléchir, même négativement. J’ai donc préféré des poèmes à portée plus fantastique, comme « L’Exorcisme » ou « La fille du dessus ». Je ne résiste pas au plaisir de recopier ce dernier.
La fille du dessus recommencer à pleurer.
Des larmes moins sauvages que celles d’enfant ;
régulières, rythmiques. Des sanglots
presque relaxants. Dehors la bise qui monte
fait beugler les poubelles et les gros buveurs.
Je sais que ses pleurs cessent vers une heure ou deux.
Je connais son pas, quand elle sort
claquer les volets, glaner son courrier en bas.
Je sais qu’un abat-jour en papier hante
sa chambre. Je suis la fille du dessus.
On pourrait entamer une glose infinie sur le traitement du lyrisme dans ce poème, -mais j’ai déjà que le lyrisme était une vieille lune, je vous épargne cela pour aujourd’hui, en ai déjà trop dit.
La première et la troisième partie contiennent des poèmes relativement courts, par rapport notamment aux influences de la poétesse, mais la deuxième section, « Lettre aux amis », forme un long poème (long poem) plus nettement caractérisé par l’inscription historique : poème de la crise financière, de l’Irlande des années 2000, qu’on pourrait qualifier d’épique, mais au sens d’Ezra Pound et de William Carlos Williams. Cette tactique-là, d’insérer un long poème parmi des formes plus courtes, me paraît très probante. La même stratégie se trouve dans Mes Forêts d’Hélène Dorion, où le long poème fonctionne sur le même mode -mode qui m’est très plaisant. Pour le dire plus clairement : j'ai adoré cette "Lettre au amis". Là encore, un commentaire détaillé s’étalerait interminablement, et je ne peux que renvoyer à la lecture nécessaire de ces livres.
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Théo Bourgeron parle, parmi les thèmes de l’ouvrage, du féminisme. Et, en effet, à la lecture du livre, un intertexte majeur semble bien être Une Chambre à soi de Virginia Woolf. A la « Pourquoi écrire de la poésie immobilière ? » (p. 8), le traducteur répond par une dimension historique (spéculation et appauvrissement des années 2000), puis le thème de la description hallucinée, sous l’influence des Anneaux de Saturne de W. G. Sebald. L’exploration de l’intime me paraît néanmoins beaucoup plus importante que ne le relèvent les deux auteurs de paratextes. Ce n’est pas une critique : le féminisme n’est pas leur objet, ils ont apprécié l’œuvre de Flynn pour d’autres raisons, ce qui est bien le signe de la pluralité de cette œuvre. Notons simplement que les paratextes n’auraient vraisemblablement rien à voir si le texte avait été traduit et édité par des femmes, dans des revues ou éditeurs où le féminisme serait la problématique fondamentale. Peut-être est-ce aussi, de mon côté, un regard forcé par les lectures innombrables de ce type (généralement très « contenu » plutôt que forme) sur lesquelles j’ai pu tomber ces dernières années.
Je ne pourrais par moi-même faire cette étude de critique féministe, je n’en ai pas les compétences. Notons seulement que la question féminine est posée partout comme centrale : rapport au père, à l’oncle, à la sexualité (ce poème génial, parce que très subtil, contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre, qu’est « Le vibromasseur »), le personnage d’Hélène dans « La téléassistance », l’échographie, « Colette », une strophe cinglante au milieu de la « Lettre aux amis », la question du mariage à la fin de la troisième partie... Parmi toutes les chambres évoquées, il y a celles de l'enfance, celles des autres, celles partagées avec quelqu'un, celles à soi, -en bref, une relecture de l'ouvrage sous l'angle de l'essai woolfien ferait un beau sujet de long article.
Cela pour dire que l’entrée de Leontia Flynn dans notre univers poétique mental ne fait que commencer. Nous pouvons remercier le traducteur et l’éditeur pour ce travail. Nous avons hâte de réceptionner d’autres livres d’elle dans le paysage français.