Autant Peter Pan ( Peter Pan & Wendy ) est connu chez nous, autant les français ayant lu l'autre tome - Peter Pan dans les jardins de Kensington - sont rares.
Pourtant, le personnage de Barrie est intrigant.
D'où sort cet enfant qui entre par la fenêtre de Wendy et ses frères ?
Comment est-il arrivé à Neverland ( Le Pays Imaginaire ? ) ?
Pourquoi refuse t'il de grandir ?
Qui est Peter ?
"Peter Pan dans les jardins de Kensington" semble à première vue être un prequel ( mot hideux qui conviendrait mieux à une bestiole blême avec des ailes de peau rosâtres ): on y découvre la naissance et les premières aventures de Peter.
Illusion : en 1902, l'histoire était déjà incluse ( presque entière ) dans "The Little White Bird", le texte de Barrie fondateur de la légende de Peter, publié en 1902, avant que Barrie écrive sa pièce de théâtre célèbre, "Le garçon qui ne voulait pas grandir", en 1904; puis, en 1906 Barrie publie "Peter Pan dans les jardins de Kensington" ( en remaniant cette histoire extraite de "The Little White Bird" ), et ensuite seulement, transforme sa pièce "The Boy Who Wouldn't Grow Up" en roman que nous connaissons bien: "Peter Pan & Wendy".
Si vous lisez "Peter Pan dans les jardins de Kensington" ( et si vous le lisez, pourquoi pas, dans les jardins de Kensington, à Londres, sur un banc près de la statue de Peter ), vous n'ignorerez plus rien des premiers jours du garçon qui ne voulait pas grandir.
Le livre est triste - peut-être faut-il dire plutôt "mélancolique". Contrairement à ce que le nom "Le Petit Oiseau Blanc" pourrait laisser croire, il s'agissait, à l'origine, d'un livre pour les adultes, et on comprend mieux ainsi plusieurs aspects tristes de la légende de Peter.
Il ne s'agit pas d'un livre à suspens,
Cependant, pour respecter l'usage SC, je vais dissimuler la suite, qui donne des informations importantes sur l'histoire. Si vous ne voulez pas être "divulgâché", passez votre chemin sans soulever cette bâche qui couvre la statue.
Vous êtes là ?
C'est que vous acceptez qu'on vous raconte un peu l'histoire - dans ses grandes lignes ?
Alors :
Lisant "Peter & Wendy", on pouvait s'interroger, déjà, sur la nature de Peter : humain ou créature fantastique ?
Il vole sans poudre de fées, ne vieillit pas, et vit dans un pays imaginaire ( Neverland : le nom original renvoie au temps, ou au non-temps ), en compagnie de fées, d'amérindiens, de pirates et de sirènes, qui ne sont tous, à mon sens, que des créatures fantastiques, des figurants imaginés peuplant les jeux d'enfants, loin de notre monde civilisé "normal".
On y trouve aussi sa bande d'Enfants Perdus, au statut lui aussi ambigu - on y reviendra.
La tentation est grande, alors, de ranger ce Peter ( dont même l'ombre peut faire sécession ! ) dans la catégorie commode des êtres féériques.
Mais avant de le classer définitivement sur la même branche que les fées et farfadets dans l'arbre généalogique des espèces humaines et non-humaines, ouvrons par prudence "Dans les jardins de Kensington".
On y découvre un nouveau-né ( bien humain ) qui, au lieu de rester dans la famille où il vient de naître, s'éclipse. Il s'envole ( déjà ! ) par la fenêtre, et volète jusqu'au parc de Kensington, jusqu'à une île de ce parc, réservée aux oiseaux. Et qui, la nuit tombée, oublie de revenir chez lui.
L'implicite est transparent.
On est à une période où la mortalité infantile ( surtout en bas âge ) est terrible. Dans presque toutes les familles, des nouveaux nés "s'envolent", "s'éclipsent" et laissent une place vide dans des familles meurtries. Tout anglais du XIXe siècle savait instantanément quelle histoire ( très courante, mais toujours affreuse ) Barrie nous raconte.
Peter est un enfant mort en bas âge.
Un bébé qui n'est pas resté vivre dans sa famille, qui a repris le chemin du ciel avec ses petites ailes ( ou plutôt sans, parce que Barrie nous explique que les nouveaux-nés n'ont pas besoin d'ailes pour s'envoler ).
Barrie a perdu un frère, on suppose que cela a joué dans son invention de Peter Pan; mais ce frère, David, n'est pas mort en bas âge, lui.
Cependant Barrie nous en parle et établit un lien assez net entre le livre et la disparition de David.
Si on hésitait à comprendre, il précise : Peter a rejoint les oiseaux de l'île. Plus loin, il nous expliquera que ce sont ces oiseaux qui apportent les nouveaux-nés à leur mère ( comme les cigognes de nos traditions ). Elles posent sur un esquif de l'étang de Kensington un papier précisant quel genre d'enfant elles veulent, et les oiseaux exauceront leur voeu, leur apporteront le bébé désiré...
On comprend : dans ce livre, les oiseaux sont ce qui amène aux mères les âmes d'enfants devant naître; Si Peter retourne chez eux, c'est qu'il renonce à vivre.
Alors, à partir de cet instant, quel est son statut ? un spectre ?
Barrie n'explicite pas. Il le montre vivant dans le parc londonien, sans être remarqué des humains "normaux", parmi les fées qui, elles aussi, y vivent en marge, dans les endroits et aux heures où nous ne les voyons pas.
Peter est, dans un sens, un enfant perdu : mais il s'est perdu tout seul, il ne s'est pas accroché à la vie qui lui était destiné, il n'est pas resté sagement dans son berceau...
C'est encore un bébé; il ne comprend pas bien ce qu'il voit.
Il ne semble pas avoir déjà décidé de ne pas grandir ( même son "évasion" de sa maison n'est pas présentée comme une décision délibérée, il s'est juste laissé entraîner par son envie de s'envoler ). Ce Peter n'est pas un être de pensée logique, de réflexions et de décisions; c'est une créature fantasque qui vagabonde, qui découvre avec curiosité les jardins, y fait des rencontres, des faux-pas; les choses qui lui arrivent sont un peu comme des feuilles soufflées par le vent qui viendraient se coller un instant à votre figure, avant d'être remportées par une autre bourrasque.
Ce Peter ne raccorde pas vraiment avec celui de Wendy : il est plus jeune, encore bébé, c'est donc forcément qu'il a grandi et - oh ! vieilli ! - entre les deux livres, puisque l'autre Peter semble un pré-adolescent; Quand a t'il pris la DECISION de ne plus grandir, de ne plus vieillir ? Comment est il parvenu à Neverland ? Il y a un espace obscur entre les deux livres, un moment non renseigné.
Son caractère aussi a changé, il semble plein de certitudes et d'idées toutes faites à Neverland, qu'il n'avait pas encore à Kensington...
...à Kensington, il n'a pas encore sa troupe d'enfants perdus, et il est très seul, terriblement.
Pourtant, il y a déjà les fées.
Il faut en parler, de celles-là :
Chacun sait qu'il y a fées et fées.
Il y a NOS fées - des grandes dames d'apparence humaine, en plus lumineuses, jeunes ou vieilles, dotées de pouvoir magiques dans une certaine limite : capables de se transformer, d'exaucer des voeux, de faire don de qualités ou de handicaps aux bébés... au début nous en avions de bonnes et de mauvaises, et de capricieuses qui pouvaient sur un coup de tête, un agacement, faire le bien ou le mal.
Mais peu à peu nous les avons spécialisées dans le bien. Nous en avons fait une sorte de contrepartie positive des sorcières : pourtant, nous considérons les sorcières comme des humaines ayant appris à utiliser la magie noire, tandis que nous ne considérons jamais les fées comme des humaines : ce sont, du début à la fin, des créatures fantastiques.
Parfois nous en faisons les compagnes des magiciens - qui sont pourtant des humains maîtrisant la magie blanche, par opposition aux sorciers...
Mais les fées de Peter sont britanniques, les "fairies", donc d'une toute autre sorte.
Il y en a de mâles comme de femelles; elles forment clairement une espèce non-humaine, un petit peuple - elles ne sont pas plus grosses qu'une souris ou un papillon - elles n'ont pas de rôle comme "exaucer les voeux, récompenser les gentils, punir les méchants, tout ça tout ça..."
Elles vivent leur vie en parallèle des nôtres, dans les coins du même monde que nous, mais hyper-discrètes. Rares sont les humains qui les voient.
Alors que nos fées, avec leur obsession du bien et du mal, semblent souvent être des auxiliaires inavoués du christianisme, les "fairies" sont clairement liées aux vieux mythes polythéistes des peuples celtes, scandinaves ou germaniques qui ont peuplé les îles britanniques. Elles sont censées vivre sous les tertres, qui sont aussi considérés comme les palais souterrains des anciens dieux; on peut les voir comme une dégradation des mythologies ( + ou - cohérentes à l'origine ) en superstitions ( ayant souvent perdu leur sens d'origine ).
Elles forment un ensemble de sous-espèces très nombreuses, dans lequel on inclut parfois lutins, farfadets, et une quantité phénoménale de sortes de créatures, chaque région ayant son "bestiaire" : "Fairy" est un terme générique signifiant + ou - "créatures féériques".
Celles de Peter Pan sont de plusieurs sortes; ailées, ressemblant assez, physiquement, aux humains, mais minuscules et très difficiles à apercevoir; capricieuses ( on nous explique que leur tête est si petite qu'elles ne peuvent garder dedans qu'une idée à la fois ); inaccessibles à la raison, à la logique et à la morale; égoïstes, fantasques :
on est loin de nos bonnes fées françaises !
Pour le bébé perdu Peter ( perdu dans tous les sens du terme ), ces fées sont une compagnie peu réconfortante. Il fréquente aussi les oiseaux de l'île, mais ces relations sont peu satisfaisantes. Il hante le parc jour et nuit, s'embrouillant avec les fées, observant en cachette les enfants humains dans la journée, s'amusant, s'ennuyant :
le livre n'est pas structuré comme un récit progressant franchement dans une direction, il erre dans les jardins.
Un jour, une gamine se perd dans le parc et y reste passé la fermeture. Peter la rencontre et tente de la convaincre d'y rester pour toujours, avec lui.
A cet instant on peut le voir comme un esprit malfaisant cherchant à entraîner les enfants humains dans son monde féérique et à les y garder, par trop grande solitude. Le fait qu'il veuille la faire s'aventurer sur l'étang est un peu glaçant. Il recommencera, d'ailleurs, avec Wendy, cherchant à la garder dans son monde, dépité qu'elle choisisse de revenir dans sa famille humaine comme il fut d'abord dépité que la petite enfant perdue refuse de rester avec lui dans les jardins de Kensington, sur l'île aux oiseaux.
Pourtant, il cherchera par deux fois à retourner dans sa famille. Deux fois il demandera aux oiseaux de l'y ramener - la première fois, pas assez déterminé, il se laisse distraire par son envie de survoler Londres et perd le fil de son projet. On sent presque une accusation de Barrie : Peter, si tu n'as pas vécu dans ta famille, c'est que tu ne le désirais pas assez - vivre cette vie.
Reproche implicite fait à David ?
La deuxième fois que Peter revient chez lui, il est décidé : il ne supporte plus sa vie solitaire et inhumaine dans le parc.
...mais, en arrivant chez lui, il découvre qu'un nouveau bébé occupe le berceau; il voit sa mère s'en occuper, et on ressent toute sa douleur, sa colère d'avoir été remplacé;: il est revenu trop tard.
C'est sans doute à compter de ce jour qu'il va mépriser les familles humaines "normales".
On le voit, même si la mort de Peter n'est jamais exprimée explicitement, ce livre n'est pas joyeux, et pas spécialement écrit pour les enfants. Il baigne dans une atmosphère douce-amère, étrangement à la fois enchantée et désenchantée.
Le fait qu'il soit, presque toujours, accompagné des illustrations d'Arthur Rackham n'est pas indifférent :
Le nom de Rackham a été porté par un illustre pirate anglais bien réel - Jack Rackham, le "Rackham Le Rouge" ennemi juré de l'ancêtre du capitaine Haddock, c'est lui ! - mais Arthur Rackham est juste un fabuleux dessinateur anglais - il a fait de célèbres illustrations pour Alice, entre autres - au style unique, à la fois beau et grotesque; mais ici, pour Peter Pan dans les jardins de Kensington, il a cherché à peindre des images beaucoup plus classiques ( il était complexé d'être illustrateur et non peintre classique ), moins personnelles, moins vivantes, engoncées et tistounettes, qui renforcent encore l'aspect triste du livre.
Ses contemporains n'ont d'ailleurs pas hésité à le lui reprocher.
Pourtant, c'est toujours avec ses images que nous découvrons ce livre.
J'ai un rêve : que Claude Ponti en fasse sa version...
Comme le relevait la Coinplieuse, étonnamment, quand on lit Peter dans les jardins de Kensington, beaucoup de passages sonnent comme du Ponti. Il y a une étroite parenté. Les êtres de Georges Lebanc pourraient aisément se faufiler du square Duroncarré à celui de Kensington.
Le k'sar bolog'h oublié par les siens est, bien sûr, un cousin lointain de la gamine restée après l'heure.
Les couleurs de Claude Ponti changeraient subtilement la tonalité du livre, y apporteraient enfin la malice, la tendresse et la vie que Racham lui a refusées.
monsieur Ponti ?
on vous attend dans les jardins de Kensington.