Petite Poucette
6.2
Petite Poucette

livre de Michel Serres (2012)

Il y a des livres qu’on aimerait vraiment apprécier, comme cet essai de Michel Serres paru en 2012 et qui fit grand bruit à l’époque. Parce qu’il porte sur notre société en pleine mutation un regard résolument optimiste et qu’on a envie de partager ce bel enthousiasme. Parce que ce regard émane d’un homme âgé de 82 ans, philosophe renommé, académicien, historien des sciences, qu’on imagine dès lors plein de mesure et de sagesse. Parce qu’il est fondé sur un constat qui semble une évidence : la révolution numérique est en marche, elle marque un tournant fondamental dans l’histoire de la connaissance, une transformation qui n’eut que peu d’équivalents jusqu'ici : seules l’apparition de l’écriture puis l’invention de l’imprimerie ont eu autant d’impact sur notre manière d’appréhender le monde. Et il faut bien le reconnaître, cette révolution passe parfois mal dans les milieux où d’habitude se transmet le savoir : l’école, l’université considèrent souvent avec méfiance ces nouvelles technologies et, même si celles-ci s’invitent désormais dans les classes, elles sont encore loin d’être véritablement au cœur des apprentissages. Le fossé entre le modèle de connaissance proposé par l’école, basé sur l’écrit et les livres, et celui que privilégient les jeunes à l’heure du numérique ne cesse de s’agrandir. Pourtant, les nouvelles technologies se sont rendues indispensables dans le domaine du travail, des études, des loisirs. En même temps, les réseaux sociaux ont aboli le temps et l’espace, des "amitiés" d’un nouveau type se nouent sur la toile et des millions d’internautes, à coups d’échanges virtuels, inventent de nouvelles formes de relations sociales.


On ne peut à l’évidence nier la pertinence de ce constat. C’est pourquoi Petite Poucette, la jeune fille hyper connectée imaginée par Michel Serres, avait tout à priori pour que je la trouve sympathique. Hélas, j’ai trouvé que cette lecture ne tenait pas toutes ses promesses et, finalement, elle me laisse une impression plutôt mitigée.


Un premier aspect qui m’a dérangée, même s’il peut sembler anecdotique: le style parfois abscons, usant volontiers de termes peu usités (comme cette commune lallation dans les couloirs des hôpitaux), de métaphores obscures, de tournures ampoulées. Si l’auteur défend l’idée d’un savoir qui se démocratise, il utilise pour ce faire un langage un brin élitiste et peu accessible sans une relecture de certains passages. Il y a peu de chances que Petite Poucette, acquise à la culture de l'immédiateté, ait l’envie et la patience de se plier à la lecture de cet exercice de style parfois fastidieux. Mais, pas de panique, elle pourra tout de même en quelques clics se dégoter sur Internet un résumé plus accessible.


Ah, Internet ! Cet Eldorado virtuel, qui contient toutes les connaissances (pourquoi, dès lors se fatiguer à les apprendre ?), nous affranchissant de notre "présomption d’incompétence" (témoins, ces patients qui apprennent des tas de choses à leur oncologue), qui nous laisse du temps pour être créatifs (mais quid des écrans chronophages qui nous hypnotisent, et nous enferment dans une attitude passive ?), pour inventer un monde nouveau dans lequel l’homme de demain est en marche, sorte de transhumain toujours connecté, portant son cerveau à l’extérieur de lui-même dans son ordinateur ou son téléphone portable (prions pour que la connexion ne saute pas trop souvent!). Et que dire de ces réseaux sociaux, qui nous offrent de si chouettes rencontres, abolissant les frontières et les barrières, nous permettant d’inventer des lendemains qui chantent ...Mais qu’est-ce qu’il nous raconte là, Michel Serres ? L’Internet dont il nous parle est-il bien celui sur lequel nous surfons chaque jour ? C’est sans doute ça le principal problème : ce discours plein d’émerveillement et de naïveté laisse parfois l’impression que son auteur donne du sujet qu’il aborde une description plutôt béate. Le savoir partagé, à la portée de tous, la parole de l’expert ou du prof désormais inutile ? Comme si avoir accès à un flux d’informations garantissait à tout un chacun de savoir mener une recherche, de ne pas se laisser abuser par tout ce que "la toile" charrie comme infos erronées, vérités approximatives, données manipulées, théories complotistes, rumeurs et autres canulars inutiles ou dangereux ! Quant à ces réseaux sociaux qui, contrairement aux vieilles institutions qui nous embrigadent, n’auraient jamais "demandé la mort de personne"… Michel Serres possède-t-il un compte Facebook ? Il pourrait avec effarement y découvrir les propos haineux, racistes ou homophobes de ceux qui se cachent derrière leur ordi en toute impunité pour déverser leur haine à l’abri de leur anonymat. Et ne parlons même pas du cyber-harcèlement qui conduit régulièrement des jeunes au suicide.


Pour en revenir aux institutions, c'est vrai que Michel Serres ne les aime guère et les présente volontiers comme des entités rétrogrades, guerrières et liberticides s’opposant de toute leur force à l’émergence d’une nouvelle société interconnectée ,débarrassée des partis, des nationalismes, des églises et autres groupes à l’influence mortifère. Dans cette communauté idéalisée, chacun choisirait librement son appartenance à des associations de pairs, selon ses goûts et ses affinités. On pourrait ainsi, en toute liberté, œuvrer pour le bien-être animal, la paix dans le monde et l’harmonie universelle. C’est oublier que derrière cette vision gentiment utopique, Zuckerberg et consorts traquent nos moindres mouvements pour faire fructifier leurs comptes en banque, nous enfermant dans des bulles algorithmiques qui nous donnent l’illusion de la liberté alors qu’en fait nous sommes formatés, surveillés à tel point que bientôt l’examen de notre compte FB permettra (ou non) notre entrée aux USA.


Finalement, il faudrait être de bien mauvaise foi pour ne pas admettre que la révolution numérique est une étape essentielle dans l’évolution de l’humanité et ne pas reconnaître qu’elle apporte de son lot de bienfaits. Mais si les nouvelles technologies libèrent l’homme de nombreuses contraintes et lui ouvrent la porte de nouvelles perspectives épistémologiques, décuplant sa capacité à connaitre et à faire des expériences, il ne faut pas oublier qu’elles ont aussi le pouvoir de l’enfermer, de le déposséder, de réduire ses données personnelles à un pur objet de négoce ou de contrôle. Espérons que Petite Poucette pourra, mieux que Michel Serres, faire la part des choses entre l’utopie et la triste réalité. C’est à cette seule condition qu’elle pourra œuvrer à la transformer.

No_Hell
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le 28 déc. 2016

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No_Hell

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