Cette critique sera certainement la seule que j’écrirais au sujet de la Comédie Humaine : j’en profiterai donc pour adresser des critiques plus globales à cette méta-œuvre.
Il est évident que la note que j’ai attribuée à cet essai n’est pas généralisable à l’ensemble de la Comédie, mais ce livre regroupe selon moi les plus gros défauts que je lui adresse.
Pour commencer, je dois avouer que je n’ai jamais compris l’admiration vouée à Balzac lorsque je lisais ses pages alors même que j’étudiais encore sur les bancs du secondaire. Contrairement à beaucoup de ses contemporains dont le style suranné se pare d’un certain charme, je suis forcé de qualifier celui de Balzac de pachydermique. L’enchaînement des phrases, la longueur écœurante des paragraphes, la prolixité légendaire des descriptions, les dialogues d’une insignifiance affligeante : rarement on aura écrit autant pour dire si peu.
Il m’est arrivé à une époque de lire simultanément Madame Bovary » et La Peau de Chagrin et j’ai toujours été frappé de voir à quel point, tandis que Flaubert semblait prendre de la hauteur vis-à-vis de la mêlée de la bêtise humaine comme pour mieux nous la montrer et en pointer les incohérences, Balzac ne s’élevait jamais du sol et nous perdait dans les impasses de son intrigue et les langueurs de son rythme. En d’autres termes, le lecteur se perd et s’ennuie trop facilement.
Une autre critique qu’on pourra adresser à Balzac concerne les intentions qui l’ont poussé vers l’écriture. En effet, Balzac ne s’est pas dirigé vers l’écriture pour revivre sa vie comme a pu le faire Stendhal, ni pour nous montrer la bêtise humaine comme l’aurait fait Flaubert, ni par amour de l’Art comme se plaisait à l’écrire Gautier, ni pour nous faire reconsidérer notre existence comme le faisait Camus ; Balzac écrit pour devenir riche. Pas seulement célèbre, non, riche aussi. Il aura bien tenté d’être tantôt éditeur, tantôt imprimeur, mais ses entreprises s’étant résolues par des échecs, il se dit qu’il ferait aussi bien en écrivant lui-même. Les auteurs de l’époque étant payés à la ligne et Balzac l’ayant très bien compris, sous le pompeux dessein de vouloir concurrencer l’état civil, il déguise son intention de tirer plus que de mesure sur les ficelles de son intrigue pour nous offrir les descriptions les plus ampoulées et superflues de la littérature française.
Mais il ne s’arrête pas là. Et c’est ici qu’arrive la Physiologie du Mariage qui, en plus d’être honteusement misogyne comme je le montrerais tout à l’heure, à une stratégie de marketing très calibrée et destinée à capitaliser les profits de la vente d’un tel ouvrage.
Ici, nous ne stipulons que pour les oisifs, pour ceux qui ont le temps
et l’esprit d’aimer, pour les riches qui ont acheté la propriété des
passions, pour les intelligences qui ont conquis le monopole des
chimères. Anathème sur tout ce qui ne vit pas de la pensée !
Il énonce ensuite de la façon la plus claire l’étendue de son projet : « N’est-ce pas une entreprise neuve que de montrer comment on peut empêcher une femme de tromper son mari ? » Mais durant tout son livre il ne cessera pas d’énumérer les expédients les plus malsains dont devraient user un mari pour manipuler sa femme jusqu'au harcèlement .
Ce livre fait preuve d’une misogynie étourdissante, à un point qu’on ne s’imagine plus aujourd’hui.
Voici comment il effectue le compte le « décompte du sexe féminin en France » :
Nous prendrons le calcul le plus vraisemblable en admettant quinze
millions de femmes. Nous commencerons par retrancher de cette somme
totale environ neuf millions de créatures qui, au premier abord,
semblent avoir assez de ressemblance avec la femme, mais qu’un examen
approfondi nous a contraint de rejeter. […] (elles) ont l’os hyoïde,
le bec coracoïde, l’acromion et l’arcade zygomatique : permis donc à
ces messieurs du Jardin des Plantes de les classer dans le genre
Bimane ; mais que nous y voyions des femmes !... Voilà ce que notre
Physiologie n’admettra jamais.
Il enchaîne ensuite avec sa définition de la « Femme » :
Elle se reconnaît généralement à la blancheur, à la finesse, à la
douceur de sa peau. Son penchant la porte à une exquise propreté. Ses
doigts ont horreur de rencontrer autre chose que des objets doux,
moelleux, parfumés. […] Elle aime à lisser ses cheveux, à leur faire
exhaler des odeurs enivrantes, à bosser ses ongles roses, à les couper
en amande, à baigner souvent ses membres délicats.
Etc. la liste des poncifs s’étend sur une page et demie.
Cette définition se poursuit sur cette invective :
S’il y a par le monde des marchandes assises tout le jour entre de la
chandelle et de la cassonade, des fermières qui traient des vaches,
des infortunées dont on se sert comme des bêtes de somme dans les
manufactures […] pour lesquelles la vie de l’âme, les bienfaits de
l’éducation, les délicieux orages du cœur sont un paradis
inaccessible, et si la nature a voulu qu’elles eussent un bec
coracoïde […] qu’elle reste pour le Physiologiste dans le genre Orang
!
Et s’achève sur cette explosion de joie :
Le percepteur, le magistrat, le prêtre voient sans doute (dans ces
créatures-là) des âmes, des administrés, des contribuables ; mais
l’homme de sentiment, le philosophe de boudoir, tout en mangeant le
petit pain de griot semé et récolté par ces créatures-là, les
rejetteront, comme nous le faisons, hors du genre Femme.
Ces passages ne sont que la partie émergée de l’iceberg de stupidité que constitue ce livre. Ils sont extraits de la méditation n°2 de cet essai, dans un chapitre qui tente de démontrer par des calculs d’apothicaires fallacieux qu’il existe 800 000 femmes vertueuses en France susceptibles de tromper leur mari ; et que ce sont de ces femmes qu’il va falloir se méfier pour les empêcher de commettre l’adultère.
Dans la troisième méditation, il offre également quelques perles sous formes d’aphorismes :
Une femme honnête est essentiellement mariée.
Une femme honnête a moins de quarante ans.
Une femme qui fait la cuisine dans son ménage n’est pas une femme
honnête.
Une femme logée au 3e étage n’est pas une femme honnête
La femme d’un banquier est toujours une femme honnête ; mais une femme
assise dans un comptoir ne peut l’être qu’autant que son mari fait un
commerce très étendu et qu’elle ne loge pas au-dessus de sa boutique.
Autant de sagesse inspire le respect.
C’est sur ces solides bases que se lance Balzac, amplifiant à chaque chapitre la liste de mesures incongrues qu’il faudrait faire subir à son appartement, à sa femme, à son entourage, afin de garder le pré de Madame pour le poney de Monsieur.
Quelques passages méritent encore d’être cités :
Ne craignez pas qu’une femme se fâche, elle a besoin de votre
jalousie. Elle appellera même vos rigueurs. D’abord parce qu’elle y
cherchera la justification de sa conduite ; puis elle trouvera
d’immenses bénéfices à jouer dans le monde le rôle d’une victime :
n’aura-t-elle pas de délicieuses commisérations à recueillir. Méditation XVIII
Ou encore
Aussitôt que votre femme aura mis le pied dans la rue, si elle va à
pied, ne lui donnez pas le loisir de faire seulement cinquante pas ;
soyez sur ces traces, et suivez-la sans qu’elle puisse s’en
apercevoir. […] Cette conduite n’est pas plus coupable que celle d’un
propriétaire qui se relève la nuit, et regarde par la fenêtre pour
veiller sur les pêches de ses espaliers. Méditation XX
Balzac est donc cet écrivain d’une fatuité sans borne, n’hésitant pas à rajouter la particule de son nom dans un élan de snobisme, dont on nous a vendu durant notre jeunesse le prétendu génie. Mais heureusement, tout le monde n’est pas dupe et il suffit de gratter le vernis de surface pour découvrir l’étendue de la supercherie. Je ne manquerais par de mentionner dans cette critique un de nos auteurs français qui mérite vraiment le nom d’artiste
Quel homme eût été Balzac s'il eût su écrire ! Gustave Flaubert
J'ai bien entendu garder le meilleur pour la fin :
La femme est une propriété que l’on acquiert par contrat, elle est
mobilière, car la possession vaut titre ; enfin, la femme n’est, à
proprement parler, qu’une annexe de l’homme ; or, tranchez, coupez,
rognez, elle vous appartient à tous les titres. Ne vous inquiétez en
rien de ses murmures, de ses cris, de ses douleurs ; la nature l’a
faite à notre usage et pour tout porter : enfants, chagrins, coups et
peines de l’homme. Méditation XII