Balzac n’a pas élevé d’enfants, sa Comédie humaine n’en comporte pas vraiment. Est-ce parce qu’on y trouve déjà beaucoup de femmes, et que pour Balzac, comme pour la haute société du XIXe, une femme reste un enfant sur bien des points ? En fait, il y avait deux enfants dans la Grenadière, mais ils restaient des personnages secondaires, dans l’ombre de leur mère et de la maison qui les abritait.
Et puis il y Pierrette, donc, « cette chère fleur si délicate » (p. 89) dont l’histoire ouvre les Célibataires. Pierrette est élevée par ses grands-parents, puis par sa grand-mère, puis recueillie par un frère et une sœur célibataires qui ont flairé l’héritage de la vieille, puis exploitée par eux, puis secourue par Brigaut, « camarade d’enfance » (p. 125) qui l’aime et qu’elle aime depuis toujours et par quelques autres, dont Bianchon, puis elle meurt. Voilà pour notre Cosette avant l’heure.
En guise de Thénardier, Rogron frère et sœur. Ils ont de qui tenir, et Balzac remplace ici ses fameuses descriptions par une exécution sommaire : « Sa figure [du père Rogron] représentait vaguement un vaste vignoble grêlé. Certes, il n’était pas beau, mais sa femme lui ressemblait. […] Au début de leur mariage, ces Rogron avaient eu, de deux en deux ans, une fille et un fils : tout dégénère, leurs enfants furent affreux. » (p. 40).
C’est surtout sur la sœur, Sylvie, que le romancier concentre ses coups. L’explicitation est à chercher dans le Curé de Tours : « Les vieilles filles n’ayant pas fait plier leur caractère et leur vie à une autre vie ni à d’autres caractères, comme l’exige la destinée de la femme, ont, pour la plupart, la manie de vouloir tout faire plier autour d’elles » (p. 197).
Rien de tel pour les vieux garçons, car si « l’état de célibataire est contraire à la société » (p. 21), la destinée de l’homme n’est pas la même… On peut, du reste, rapprocher la place que tient Sylvie auprès de son frère de celle que tient Zélie auprès de son mari dans Ursule Mirouët. Misogynie ? On est chez Balzac…
Mais aussi autre chose : déjà peu finauds au départ, nos deux tortionnaires ne peuvent même pas apprendre en se frottant le cuir aux épreuves de la vie : « Les vieilles filles ont en amour les idées platoniques exagérées que professent les jeunes filles de vingt ans, elles ont conservé des doctrines absolues comme tous ceux qui n’ont pas expérimenté la vie » (p. 106). Et pour le créateur d’un Rastignac, ou même d’une Félicité des Touches (dans Béatrix), ne pas avoir expérimenté la vie – socialement, sentimentalement – est un défaut rédhibitoire (1).
Pierrette est dédiée à Anna Hanska, douze ans en 1840, fille d’Évelyne : drôle de dédicataire pour un aussi sombre récit ! Mais il me semble qu’on peut précisément lire celui-ci comme une incitation à se frotter un peu le cuir aux épreuves de la vie – c’est-à-dire comme un conte initiatique, façon la Petite Sirène. Comme chez Andersen, l’initiation est brutale – et finalement guère profitable –, j’en conviens, mais la brutalité n’est pas étrangère à Balzac.
Ce qu’on risque d’oublier dans cette histoire d’enfant martyre, c’est que Pierrette n’est pas victime que de sa famille d’accueil – avec des réserves pour le mot famille, et pour le mot accueil. Vue la médiocrité totale des Rogron, on peut même douter qu’ils eussent à eux seuls pu faire plier l’enfant. Sa puberté joue un rôle, et ce sont aussi toutes les manœuvres politico-matrimoniales de la bonne société de Provins (2) qui font de Pierrette un bouc émissaire : « L’intérêt général exigeait l’abaissement de cette pauvre victime » (p. 96).
Comme toute héroïne de conte, Pierrette a son double : Bathilde de Chargebœuf. Dans une longue phrase où le narrateur oppose point par point les deux jeunes filles (p. 120-121), on lit d’ailleurs ceci : « Pierrette était Cendrillon, Bathilde était la fée ! » Balzac invente le conte de fée social, et ça passerait inaperçu ?
On en oublierait presque autre chose : Pierrette aussi est célibataire. Et, même si « aucun des personnages qui ont trempé dans la mort de Pierrette n’a le moindre remords » (p. 161), elle présente aussi quelques ambiguïtés.
(1) Le célibat tel que l’envisage Balzac est-il la cause ou la conséquence de cette sorte de stupidité sociale et sentimentale que manifestent la plupart de ses célibataires ? Je l’ignore.
(2) Provins / province… est-ce qu’il faut expliquer ? La trilogie des Célibataires, qu’ouvre Pierrette, est un sous-ensemble des Scènes de la vie de province.