Ce terme "d'étude comparative" est sans doute ce qui résume le mieux ce roman de Houellebecq. Il y confronte tout ou presque : les modes de vie occidentaux et orientaux, les points de vue sur le tourisme sexuel, les marchés, le célibat et le couple, les ébats complices entre deux personnes qui s'aiment et ceux des prostituées et de leurs clients, le comportement de l'européen moyen au travail et en vacances, les destinations, la solitude et la foule, les réactions face à l'argent, les religions, les objets du quotidien (ce qui peut donner lieu à des descriptions hyper détaillées souvent pénibles), et même quelques autres romans. Toutes ces idées entremêlées font de "Plateforme" une oeuvre dense qui brasse tout ce qu'elle trouve sur son chemin et le passe à la moulinette de la mondialisation. Du coup, on en ressort un peu secoué, effaré aussi, ébranlé, peut-être, dans nos convictions. A première vue, c'est un livre qui ne paye pas de mine, mais il laisse une empreinte assez profonde, et je vais tenter d'expliquer pourquoi en me livrant moi aussi à l'exercice de la comparaison.
On remarque en effet pas mal de points communs entre "Plateforme" et "Extension du Domaine de la Lutte", le premier Houellebecq. Les losers qui font office de héros sont plutôt du genre très "normaux", voire chiants, voire insignifiants : leur boulot les emmerde, leur vie personnelle est pathétique, ce sont des handicapés du sentiment, des êtres secrets, peu communicatifs, fermés avec les autres et envers eux-mêmes. Ils existent mais ne vivent pas vraiment. On notera cependant une différence notable, ou plutôt une évolution, dont on ne pourra se rendre compte qu'en ayant lu les deux bouquins : le Michel de "Plateforme" ressemble à l'informaticien du "Domaine...", mais en version "upgradée". Et pour cause : lui, il a connu l'amour, le vrai, la femme idéale. Il s'agit en l'occurrence d'une certaine Valérie, dépeinte comme une fille au physique agréable, sans plus, acharnée de travail, mais à l'esprit très ouvert dans le domaine du sexe. Ce qui donne souvent lieu, vous vous en douterez, à des scènes bien cochonnes où l'auteur, qui les décrit pourtant avec la distance un peu morne qui le caractérise, s'en donne à coeur joie pour réaliser tous ses fantasmes par procuration. Comme dans le "Domaine...", le début de "Plateforme" est décevant, brouillon et pas très passionnant, mais plus l'on avance, plus l'on est récompensé ; dès la rencontre de ces deux solitudes, les choses s'emballent, puis se terminent en une lente apothéose ou la beauté se confond à la tristesse. Valérie aura fait de la vie de Michel quelque chose qui soit enfin digne d'être vécu, comme une révélation tardive, profonde, puissante.
Autre point commun notable : la présence d'un faire-valoir récurrent. De Raphaël, on passe à Jean-Yves, un type désespérément paumé qui fuit une femme qui le hait en se réfugiant dans le boulot. Il bénéficiera, lui aussi, d'un dénouement plus agréable que celui de son homologue du "Domaine...", peut-être même le plus heureux de l'histoire.
Tout cela pour dire que derrière des idées parfois irrévérencieuses et une provocation de façade, "Plateforme" et le style de Houellebecq en général ne peuvent pas être résumés à une espèce de vide intersidéral qu'on tenterait de combler, comme l'affirment les gens de mauvaise foi, avec du cul et des phrases choc. Ce roman, tout comme "La Possibilité d'une Ile", est bien plus intelligent, réfléchi, travaillé que cela, et surtout imprégné de sensations intenses, vraies, d'une densité émotionnelle forte, pure. Car c'est un hommage au véritable amour.