Ne pas connaître l'arabe est un sérieux handicap pour comprendre Hussein Mansour al-Hallaj, célèbre mystique des IXe et Xe siècles. Je dépends donc de la traduction de Sami-Ali. Mais la fulgurance d'une vingtaine de poèmes me frappe au cœur. D'autres poèmes me résistent un peu. Une longue fréquentation et maintes lectures permettront de lever une part du voile. En ce domaine mystique, l'humilité s'impose.
Quelques thèmes se dégagent des quarante-neuf Poèmes mystiques. Celui de la présence-absence de Dieu s'impose d'emblée. L'Être est invisible au commun des hommes : "Quelle terre est vide de Toi / pour qu'on s'élance à Te chercher
Tu les vois qui Te regardent au grand jour / Mais aveugles ils ne voient pas."
Le mystique choisit une vie radicale :
"J'ai laissé aux gens leur ici-bas et leur religion,
Absorbé en Ton amour, ô Toi ma religion et mon ici-bas."
Hallâj vit l'omniprésence de l'Un comme une évidence :
"Ton image est dans mon œil / Ton invocation dans ma bouche
Ta demeure dans mon cœur / Où donc peux-tu être absent ?"
L'Éternel n'a que faire des lois de la nature :
"Une nuit se leva le soleil de Celui que j'aime
Il resplendit et ne connut pas de couchant
Car le soleil du jour se lève la nuit / Et le soleil du cœur ne s'absente pas."
L'approche du Tout-Puissant exige des images multiples :
"J'ai donc dit : O mes biens-aimés, c'est le soleil !
Sa lumière est proche mais Il est hors d'atteinte."
L'amant et l'aimé se mêlent en l'amour :
"Ton esprit se mêla à mon esprit / Qu'une chose Te touche, elle me touche
Car Toi c'est moi inséparablement."
Le but ultime est la fusion mystique : "Avec l'œil du cœur je vis mon Seigneur
Et Lui dis : Qui es-Tu ? Il me dit : Toi !"
La voie du mystique diffère profondément de celle des croyants habituels. Le renoncement est nécessaire :
"L'effacement du moi est pour moi un don des plus nobles
Et mon maintien dans mes qualités, l'un des péchés vils"
"J'ai renié la religion de Dieu, le reniement
Est un devoir pour moi, un péché pour les musulmans".
Le désir mystique de fusion avec le Bien-Aimé est intense :
"Ah ! Si je pouvais, j'irai à Toi / Courant sur le visage ou marchant sur la tête !"
Et ce désir se réalise dans l'extase :
"Ta place dans mon cœur est tout mon cœur / Nulle place pour une créature à Ta place
Mon âme T'a placé entre ma peau et mes os / Comment ferais-je si je Te perdais ?"
"A jamais mon non-être est pour Toi un être / Car déjà mon être est là où il n'y a pas "où"
Entre Toi et moi, un moi est de trop
Que la séparation cesse et que le Toi ravisse le moi !"
Mais l'ivresse mystique devient dangereuse quand l'enivré dévoile des secrets. Hallâj en a conscience, prévoit et annonce son sacrifice dans plusieurs poèmes :
"Ma perte me convient qui Te convient, ô mon Tueur, / Et je choisis ce que Tu choisis"
"Qui veut un écrit, voici ma lettre / Lisez et apprenez que je suis un martyr"
"Tuez-moi mes autorités car ma vie est d'être tué
Et ma mort est dans ma vie et ma vie est dans ma mort".
Ses paroles scandalisent l'autorité politique. Le calife abbasside Al-Muqtadir est un médiocre. Hallâj est accusé de blasphème et d'abjuration. Après un procès de sept ans, il est torturé, crucifié, décapité et brûlé à Bagdad le 26 mars 922.