Il faut se rendre à l'évidence, le métier d'ange gardien n'est plus ce qu'il était.
Dégradation des conditions de travail, démotivation du personnel, déficit de reconnaissance, démissions diverses... Autant de traits symptomatiques d'une profession qui bat de l'aile. Jadis, les hommes n'hésitaient pas à recourir aux compétences d'un protecteur spirituel assermenté. Personne ne contestait les avantages ontologiques dont ce service était garant. Désormais, la clientèle se tourne vers d'autres officines.
Moi qui exerce depuis des lustres la noble activité du gardiennage angélique, je dois admettre que je me sens quelque peu raplapla, pour ne pas dire un tantinet déprimé, voire même franchement cafardeux, face au déclin de ma profession. Pourtant, je n'ai jamais rechigné à la besogne. Dieu m'est témoin, zélé autant qu'ailé, toujours prêt à soutenir les âmes en peine, j'ai longtemps fait preuve d'un dévouement sans faille. Jusqu'au jour où le Patron m'a refourgué le dossier Houellebecq... Ange gardien de Michel Houellebecq. En voilà un boulot de merde.
Les doutes ont commencé à m'envahir lorsque le Boss fit irruption sur mon nuage, avec son air majestueux empreint de supériorité paternaliste décomplexée : « Dis-donc ! » éructa-t-il d'une voix grandiloquente, « T'aurais pas un peu de temps pour me traiter ce dossier ? » Soupçonnant aussitôt la somme d'ennuis considérable qu'une réponse affirmative à sa question risquait d'avoir pour conséquence, j'ai amorcé une vague esquive : « Mais Seigneur, personne n'en veut de celui-là, c'est une cause perdue ». À quoi j'ai cru bon d'ajouter, dans un grand élan d'optimisme argumentatif aussi infondé qu'inefficace : « Demande plutôt à Saint Michel, ils ont le même prénom » ...
« Teu-Teu-Teu » qu'il répliqua direct, le sourcil courroucé, l'ire dilatant ses narines : « Tu sais très bien que le prénom n'a rien à voir là-dedans, espèce de traîne-la-plume ». Certes, le Patron ne semblait pas dans les meilleures dispositions. Je sentis poindre le sermonnage en règle ; qui ne se fit pas attendre : « Tu vas te sortir les ailes du cul, fainéant, et te mettre dare-dare au boulot ! » ... C'est ainsi que votre humble serviteur s'est fadé le pire dossier à la ronde de l'administration céleste. Car entendons-nous bien : la thérapie angéologique ne consiste pas uniquement à prodiguer quelques coups de pouce, de-ci de-là, au principal intéressé — par exemple en lui évitant une cirrhose du foie ou un cancer des poumons (sans compter les bonus, prix Goncourt, exposition au Palais de Tokyo et tutti quanti). Il s'agit de tout autre chose.
Il s'agit de s'occuper d'une âme. Ni plus ni moins. Or c'est là que ça se gâte. Chacun sait en effet que notre homme Thomas Michel Houellebecq souffre d'un mal profond, un authentique trauma dont l'origine est imputable au sentiment bien connu des êtres humains depuis la nuit des temps, mais qui a pris une tournure particulière dans le contexte économique et culturel des sociétés modernes. Je veux parler du sentiment amoureux, évidemment, et du cortège de plaisirs en tout genre qui est censé lui faire suite. Ah les extases ! Les étreintes, les ivresses, les unions, les fusions, les osmoses, les orgasmes ! Mais je m'égare. La seule question ici est de savoir ce que deviennent ces parcelles de paradis au sein d'une économie de marché généralisée. La réponse houellebecquienne est sans appel : elles deviennent des objets de consommation purs et simples, soumis aux rapports de l'offre et de la demande. On est mal.
La logique inhérente au mode de pensée capitaliste postule que tout comportement est le produit d'un calcul égoïste, plus ou moins conscient, dont la finalité ultime réside dans l'accroissement illimité du profit individuel — quel qu'il soit, matériel ou narcissique ou les deux. On voit où ça nous mène. L'extension du capitalisme-consumériste à toutes les sphères de la vie sociale affecte les relations amoureuses et sexuelles, qui constituent, ipso facto, un marché : un système de transactions où chaque individu est contraint de « se vendre » (et d'« acheter ») au meilleur prix, sur des bases contractuelles, dans le but d'en tirer les bénéfices les plus grands. Misère. Ce business est l'antithèse de l'amour. Une relation durable entre deux êtres tient alors du miracle (le profit individuel l'emportant toujours sur l'intérêt commun). C'est le triste constat, le diagnostic accablant que l'écrivain décline livre après livre, et dont il n'arrive pas à se remettre. Qui le pourrait ?
Moi-même, je ne me sens pas très bien... Depuis que je travaille sur son dossier, ma consommation de vins-alcools-cigarettes-cafés-somnifères-anxiolytiques-ongles... a augmenté de façon inquiétante. Jamais, de mémoire d'ange, on n'avait vu entité plus dépressive que moi. Ma mission tourne au fiasco, au ratage intégral. Comment aider un homme dont le désespoir est à ce point convaincu — et convaincant ? Dans ses romans, même lorsqu'une rencontre amoureuse finit par voir le jour, elle est vouée tôt ou tard à l'échec ; soit qu'un événement tragique vienne interrompre brutalement son processus (Les Particules Élémentaires ; Plateforme), soit que les protagonistes renoncent à s'engager l'un pour l'autre en consentant les efforts susceptibles d'ancrer leur relation dans la durée (La Possibilité d'une Île ; La Carte et le Territoire) — sans parler des cas où la rencontre s'avère exclue (Extension du Domaine de la Lutte). On touche le fond du problème : l'impossibilité intime d'aimer pleinement.
La poésie de Houellebecq témoigne de ce douloureux paradoxe (davantage encore que ses romans) : éprouver à la fois la nécessité impérieuse d'un amour authentique et l'incapacité rédhibitoire de lui donner ses chances lorsqu'il se présente bel et bien. Page après page, il affronte cette catastrophe terminale, cette apocalypse intérieure à laquelle il ne survit qu'en lambeaux, ce désastre absolu que représente l'inaptitude à l'amour, mais sans jamais cesser de voir en lui la seule raison valable d'exister — puisque : « Le but de la vie, c'est d'aimer. Chacun le dit, chacun le sait ». En résultent des poèmes, très souvent composés dans les formes de la versification classique (octosyllabes, décasyllabes, alexandrins...), propices selon lui à endiguer son mal-être ; des textes poignants, parfois candides, presque naïfs : « Les gens s'en vont, les gens se quittent / Ils veulent vivre un peu trop vite / Je me sens vieux, mon corps est lourd / Il n'y a rien d'autre que l'amour ».
Ainsi, la lutte de tous contre tous est également une lutte de soi contre soi-même. Dans une société de part en part concurrentielle, où chacun semble en compétition avec chacun, la possibilité d'aimer quand même (sous une forme ou sous une autre) s'apparente à un combat : un combat présent en chaque individu. Un combat contre les mœurs consuméristes qui parasitent tout rapport à autrui. Contre les penchants hégémoniques de l'ego (« Je sais que tout mal vient du moi »), contre son noyau d'inertie, ses zones d'aveuglement, sa centration autistique, sa suspicion acerbe à l'égard de la moindre attitude altruiste (suspicion qui croit pouvoir s'enorgueillir d'une certaine « lucidité », elle-même parfaitement narcissique...). Bref, un combat contre la définition de l'homme telle qu'elle est véhiculée par l'idéologie du profit. Mais c'est un combat que Houellebecq se déclare incapable de gagner, et probablement aussi de mener : « Nous sommes dans la position éternelle du vaincu ».
Et pourtant il espère, le poète. Envers et contre tout. Malgré l'extinction de l'amour, qui ne peut que conduire à l'extinction de l'espèce (comme le prophétise tristement La Possibilité d'une Île). Il fait cette expérience cruciale que l'espoir d'aimer et d'être aimé est indéracinable. L'égoïsme exalté par la pensée libérale, que le poète prend explicitement pour cible dans « Dernier Rempart Contre le Libéralisme », n'est ni le commencement ni la fin de la vie heureuse. La raison en est simple : prétendre que l'égoïsme est la tendance naturelle de l'espèce humaine, c'est oublier que la contre-tendance à ne pas s'en satisfaire est tout aussi naturelle que cette tendance. Si tant est qu'existe quelque chose comme la « nature humaine », elle se situe avant tout dans la propension des hommes à transformer leur nature — le propre de l'homme étant justement de ne pas se contenter de ce qui lui est propre. Systématiser le profit égoïste (économique ou symbolique) en le présentant comme un bien souverain est par conséquent une impasse.
...
J'en étais là de mes réflexions sur le dossier Houellebecq. Harassé par la souffrance de ce drôle d'oiseau, traînant ma lamentable carcasse sous des cieux assombris, au bout de mon rouleau. Je m'éloignais de moi-même jusqu'au point de rupture. Oh je voyais bien que sa conception de l'amour était trop restrictive, réductrice, cantonnée finalement aux critères de la jeunesse-beauté-sexualité, en soi légitimes et ô combien désirables, mais rabâchés à l'envi par les codes du marketing dominant, qu'il critique par ailleurs avec force, de sorte que nous avions là un début de contradiction à partir duquel une sortie de crise pouvait sans doute s'envisager en direction d'un sens élargi de la faculté d'aimer, ce que semblait indiquer le virage amorcé depuis La Carte et le Territoire, et confirmé par Soumission, vers l'amour de l'art et de la littérature, si bien que je pourrais peut-être...
Mais non. Pas la force. Terminé. Et comme il n'entre pas dans mes prérogatives de m'incarner en créature idéale, afin de combler sa soif d'absolu féminin, j'en arrivai à cette conclusion invincible : je ne peux rien pour lui. Adieu ! Oui j'implorai Dieu de me confier d'autres dossiers, des êtres sensibles aux voix célestes, que je pourrais aimer sans détour. Car tel est le secret des anges qu'ils doivent eux-mêmes épancher leur amour. Sans quoi ils dépérissent lentement, jusqu'à déchoir tout à fait, et mourir solitaires dans le silence abyssal des espaces invisibles.