Le Pilate de Caillois est, selon une classification des genres assez propre à la NRF du premier vingtième, un « récit » paru en 1961, et qui dialogue assez fortement avec des ouvrages comme l'Hadrien de Yourcenar, le Barabbas de Lagerkvist et surtout les "Trois versions de Judas" de Borges.
En cent cinquante pages compactes, on suit sur vingt-quatre heures les atermoiements de Ponce Pilate alors que le préfet, mis au courant le matin de l'arrestation d'un agitateur dans la communauté juive, doit décider pour le lendemain s'il le mettra à mort comme l'exige le Sanhédrin ou s'il lui offrira sa grâce. Pour l'aider à aboutir à une décision, Caillois nous fait alterner entre les nombreux débats philosophiques internes qui agitent le personnage et une suite de visites à différents conseils symboliques qui représentent tous un positionnement sur la question : les représentants de la communauté juive veulent la mort du Christ par fanatisme et par souci de conservation de leur pouvoir dans le jeu de domination qui les oppose à Pilate, Judas veut la mort du Christ parce qu'il pense que sa damnation et celle du préfet sont nécessaires pour l'accomplissement du Plan, la femme de Pilate nous livre un rêve prémonitoire sur les premières communautés chrétiennes qui doivent naître de la mise à mort, le sceptique Mardouk accède à une divination qui lui fait voir les conséquences du triomphe du christianisme sur le monde, etc.
Le Pilate de Caillois est un livre riche mais également sec et maladroit, qui cherche à la fois à beaucoup faire et à beaucoup dire en même temps sans jamais vraiment parvenir à in-carner, au sens étymologique, les problématiques qu'il envisage. C'est assez frappant en ce sens de le confronter à ses modèles, mentionnés plus haut, qui parviennent tous tout en étant très conceptuels et abstraits à humaniser réellement par le talent littéraire les questionnements dont ils s'emparent. On touche avec le Pilate aux limites intrinsèques de Caillois qui l'ont toujours ramené au statut de commentateur du fait littéraire plus que de son producteur : il ne sait pas envisager les textes autrement que comme un théoricien qui dialectise, et le nœud qu'il construit dans son Pilate, qui pourrait être passionnant en soit en confrontant l'éthique et la foi sur des dilemmes cornéliens, s'enferme vite dans l'exposé d'une suite de contradictions intellectuelles complètement hors sol.
À ce débat intellectuelo-moral, qui confronte l'éthique stoïcienne avec le judaïsme, le cynisme, le providentialisme ou la pensée du symbole, Caillois ajoute un peu à la truelle à la fin de son récit une réflexion sur l'histoire puisqu'il oriente finalement à l'achèvement de la réflexion de son personnage son intrigue vers l'uchronie. Le Pilate de Caillois a en effet pour ambition de nous faire réfléchir sur les conséquences de l'expansion du christianisme en Europe occidentale, qui conditionne pour l'auteur la production de notre culture jusqu'à la composition de son propre livre envisagée par la vision prophétique de Mardouk. Le questionnement que Caillois fait porter sur cette vaste entreprise de causes – conséquences reste très lacunaire, il se contente de nous dire que le geste de Pilate a tout déclenché en domino et il nous invite en creux à nous demander ce qu'il se serait produit s'il en avait été autrement. La mise en place du problème manque de consistance et d'exposition pour être vraiment porteuse de fruits.
Le Pilate de Caillois est un livre qui se lit rapidement mais sans immense bénéfice par rapport aux ouvrages cités en préambule qui filent des projets sinon similaires, du moins ressemblants. On retiendra trois maigres passages de poétisation qui fonctionnent très bien, le rêve de Procula, la vision de Mardouk, et le passionnant rêve atomiste de Pilate qui pourrait avoir été inspiré par une micro-nouvelle brillante de science-fiction de Cortazar. J'ignore par contre si Caillois avait connaissance de ce texte mineur et assez oublié, et je ne peux pas affirmer le rapport d'intertextualité direct.
Le tout demeure toutefois trop aride. La littérature a besoin de corps sur lesquels enfiler les idées.