Pauvre, pauvre Moyen Âge ! — sans tiret mais avec des majuscules — Toujours collée sur son dos cette triste étiquette d'obscurantisme, d'ignorance, d'épidémies, de famines. Les Anglais font pire avec leur Dark Ages. Comme si un millénaire, dix siècles, pouvait être un bloc homogène dans la crasse, la violence et la stupidité entre deux belles tranches de lumière et de douce illumination. Faut-il rappeler que nous sommes plus proche de Jeanne d'Arc qu'elle ne l'était de Charlemagne ?


Combien de films, séries (coucou, cette saison, The Bastard Executioner), bandes dessinées, jeux vidéo ou même émissions perpétuent avec complaisance cette vision réductrice mais si bien plantée et qu'on imaginerait presque rassurante ?


Pour en finir... revient sur les origines de cette vision tunnel et se propose de fouler aux pieds quelques clichés encore tenaces.



Land Art



Car, avant tout, cette vision du MA est une construction idéologique amorcée dès la Renaissance et entérinée, à grand coups de marteaux, tout le long de l'époque classique. Un paysage que l'on a nivelé presque entièrement, et presque littéralement lors des destructions révolutionnaires pour venir asseoir leurs petites maisons.
Tout simplement car se définir c'est aussi dresser une liste d'antonymes. Et si la Renaissance s'est fondée sur l'idée d'une "redécouverte" de l'Antique elle s'est aussi bien appuyée sur le rejet, le mépris, le dégoût même, du "gothique" qui deviendra dès lors synonyme de barbare. Pourtant Panofsky dans La Renaissance et ses avant-courriers dans l'art occidental (1955) a parfaitement montré, en son temps, à quel point l'antiquité dans ses formes, ses motifs, ses mythes et ses textes était toujours fortement présente durant ce long millénaire. Et comment transformée, adaptée, dissociée durant le MA, l'idée renaissante sera de l'imiter, de la copier, comme pour en retrouver une illusoire pureté perdue. Notons au passage que cette Antiquité se résume à la Classique, le siècle de Périclès (dont la blancheur opaline est elle aussi un mythe qui a eu le droit à ses nombreux "Pour en finir avec l'Antiquité au marbre immaculé."). Aux oubliettes les époques archaïque, mycénienne, hellénistique !
Sans même parler de ce que les historiens considèrent comme la renaissance carolingienne... Même quand le XIXe siècle en plein Romantisme redécouvrira la période cela se fera toujours, en littérature comme en peinture, nimbé de fantasmes, d'illusions et sans grande surprise sous-tendus de velléités idéologiques. L'exemple le plus frappant et qui a eu le droit à son expo fort récemment sont les (re)constructions fantaisistes, parfois proches des châteaux de Disneyland, d'un Viollet-le-Duc.



« En 1969, peu après les premiers pas de l'homme sur la lune, alors que la télévision interrogeait un groupe d'enfants sur les raisons des progrès techniques de l'humanité, un petit garçon répondit : "C'est parce que, après le Moyen Âge, les gens ont réfléchi !" »



...



« C'est dire qu'un immense effort reste à faire sur le plan historique, c'est-à-dire scientifique, pour connaître un millénaire de notre histoire, en évitant de se référer à un vague folklore alimenté par de sempiternelles chroniques, voire simplement par les études antérieures, remontant au XVIIIe ou XIXe siècles et forcément incomplètes. »



Même si j'aime à croire que beaucoup de choses de son constat sur le paysage universitaire, éducatif et tout simplement populaire ont bien changé depuis sa publication en 1977, il paraît rester toujours plus ou moins d'actualité.



Ils ont réfléchi !



En 150 pages, Régine Pernoud revient sur pas mal d'idées préconçues, la plupart du temps très anciennes et encore bien tenaces : le Moyen Âge n'est pas homogène, le Moyen Âge connaissait la rotondité de la Terre, le servage n'était pas l'esclavage, les procès de Sorcellerie datent en très grande partie du XVIIe siècle, la féodalité est un système bien précis, les textes anciens étaient recopiés, lus, appris ; les poètes et romanciers n'avaient pas la plume en berne en attendant la Pléïade, les femmes pouvaient souvent voter, etc. et comment ces choses on souvent connu un net recul dès les périodes suivantes... quitte à forcer un peu le trait. Mais il faut bien ça pour prétendre déboulonner ces idées-vampires.



« Dans les actes notariés il est fréquent de voir une femme mariée agir par elle-même, ouvrir par exemple une boutique ou un commerce, et cela sans être obligée de produire une autorisation maritale. Enfin, les rôles de la taille (nous dirions les registres du percepteur), lorsqu'ils nous ont été conservés comme c'est le cas pour Paris à la fin du XIIIe siècle, montrent une foule de femmes exerçant des métiers : maîtresse d'école, médecin, apothicaire, plâtrière, teinturière, copiste, miniaturiste, religieuse, etc.



Ce n'est qu'à la fin du XVIe siècle, par un arrêt du Parlement daté de 1593, que la femme sera écartée explicitement de toute fonction dans l'état. »



J'apporterais néanmoins quelques bémols : Les sujets ont un tour très juridique et elle délaisse les versants majeurs que sont les techniques (vous savez ces barbares ignares qui grâce à l'invention de l'arc-boutant, de la croisée d'ogive et de la pierre armée ont dressé ces dentelles de pierre et de verre de plusieurs dizaines de mètres de haut), les arts et les sciences.
De la même façon, la bibliographie est forcément très datée et n'inclut pas les nombreux travaux de l'Ecole des Annales et de La Nouvelle Histoire qui se sont proposés de justement aller au-delà de ces grandes constructions abstraites a posteriori pour toucher au plus près de la réalité humaine, prise dans son environnement, de nos ancêtres.


Surtout, cherchant l'humour caustique à qui mieux mieux, tirant à boulet rouge (mais osant rarement nommer ses cibles) l'auteur parsème d'anecdotes des plus méprisantes vers une certaine catégorie de beaufs ignares et de quelques historiens et elle fait sans cesse des échos faciles à notre époque qui ont, pour ma part, toujours le don de me hérisser. Tout cela vient amoindrir la clarté et la force de la démonstration. A trop pécher par didactisme, on verse dans la démagogie.


L'ouvrage est assurément à recommander et se destine avant tout à un public néophyte : quiconque aura lu du Duby, Pastoureau, Focillon, Le Goff, Boucheron & co, autrement dit aura déjà fait montre d'un minimum, même syndical, de curiosité vis-à-vis de la période, sera en terrain connu et un gros bout lui semblera des évidences.

Nushku
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le 2 sept. 2015

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Nushku

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