Soit que ma conscience politique s'anime subitement, soit que de véritables cristallisations sont à l'oeuvre, il semble qu'Edwy Plenel et Mediapart soient désormais passés dans le camp de ceux qui défendent la République. Non pas une république gaulliste jouant constamment à la lisière du bonapartisme champenois, mais un constant rappel de ce que doit être la société française lorsqu'elle est contrainte par ce régime républicain. Il ne faut alors pas entendre "contrainte" au sens péjoratif : l'Etat de droit est une contrainte de l'état de nature, dans le sens où il bride l'intérêt de chacun pour servir l'intérêt général. Si on dit que la République est une contrainte à l'état de nature, c'est parce qu'elle oblige chacun à se penser en fraternité avec sa société, et non pas en vue d'un individualisme exacerbé, hyperbolique comme il peut exister dans les représentations américaines de la société, et qui permet de légitimer le meurtre constitutionnel.
Je respecte Edwy Plenel, du fait que les hommes de gauche d'aujourd'hui sont rarement médiatisés. Donc, quand on a un homme de gauche directeur d'un medium indépendant, il ne peut que m'intéresser. Ses chroniques sur France Culture sont très régulièrement intéressantes (penser le rejet des populations roms en termes de jalousie d'une liberté de déplacement, ce qui n'est peut-être pas fondé, mais en tout cas très lyrique, par exemple). Faire un manifeste pour les Musulmans n'est pas chose aisée; il s'agit de savoir qu'on ne va pas être lu d'une grande partie des Français, qui justement "essentialisent" ce terme de Musulman, pour lui donner une acception équivalente à non-Français, extra-Français, alter-Français. En tout cas, Plenel sait que son livre ne sera pas un succès de librairie, tout simplement parce qu'il défend, et qu'il ne dénonce pas. Les gens aiment qu'on dénonce, qu'on se mette en colère. C'est ça, l'état de nature.
La défense des musulmans est, et c'est un point à mettre à son crédit, très bien menée. Nombreuses références aux textes de Césaire, à la haine des Juifs d'avant et pendant la Shoah, ainsi que des références plus actuelles, vitupérant contre Sarkozy, Guéant comme contre Valls (qui a certainement fait beaucoup plus de mesures contre l'immigration que Guéant, tout en étant moins médiatisé). Les textes de lois sont aussi constamment convoqués : préambule des Constitutions de la IVe et Ve républiques, premiers articles de la loi de Séparation des Eglises et de l'Etat. Le style n'est peut-être pas hugolien, mais le message se fait allègrement comprendre.
Plenel est défendeur de l'idée originelle de laïcité, celle qui n'a pas été altérée par les revendications que la laïcité serait l'exclusion de toutes les religions sur lesquelles une certaine idée de la Nation ne peut s'appuyer quand elle construit son histoire. Autrement dit, une laïcité qui exclut l'islam, et qui conserve le judaïsme par souci de culpabilité, et surtout parce que les messages antisémites font office de sonnette d'alarme, même pour les plus réceptifs aux discours de haine de l'Autre. La laïcité pour Plenel est bien évidemment celle de Jaurès, de Briand : la sortie de l'Etat des affaires de la religion, et vice et versa. Plenel, en bon historien, rappelle bien que la loi de 1905 s'inscrit dans un contexte historique : affirmation de la République, début des réformes sociales, tensions avec l'Eglise vaticane. Elle n'est pas née de l'aspiration de plusieurs anticléricaux qui veulent détruire l'Eglise. Il s'agissait essentiellement de garantir un droit de cité aux Protestants et aux Juifs, et d'assimiler l'Eglise romaine à la République, en lui garantissant unilatéralement la liberté de croyance.
Je reprocherai simplement à Plenel sa faiblesse syntaxique. Il est un homme de l'oral, à moindre mesure de l'écrit de presse. Aussi, beaucoup de phrases sont pronominales et leur longueur offre un brin de confusion au propos. De plus, des arguments fondamentaux comme la laïcité (et donc la loi de 1905) n'arrivent que très tard dans l'essai, vers les derniers chapitres, alors qu'on aurait pu s'attendre à ce que le trait y soit davantage mis. Enfin, si cet essai se voulait ambitieux, et si l'idée de base est très séduisante, on sent qu'il n'est pas allé au bout, qu'il est resté à un propos très conjoncturel, sans réellement examiner les tensions structurelles, dans une analyse plus approfondie des représentations de l'Autre. Peut-être est-ce à mettre au compte de la maigreur du livre (130 p.), pressions de l'éditeur...
Un livre intéressant, dans la lignée des défenseurs de l'islam moderne comme E. Saïd, mais qui aurait gagné à disposer d'une plume plus claire.
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